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ENTHOUSIASME.

Vous chez qui la guerrière audace
Tient lieu de toutes les vertus,
Concevez Socrate à la place
Du fier meurtrier de Clitus :
Vous verrez un roi respectable,
Humain, généreux, équitable,
Un roi digne de vos autels ;
Mais, à la place de Socrate.
Le fameux vainqueur de l’Euphrate
Sera le dernier des mortels.

Ce couplet est une courte dissertation sur le mérite personnel d’Alexandre et de Socrate : c’est un sentiment particulier, un paradoxe. Il n’est point vrai qu’Alexandre sera le dernier des mortels. Le héros qui vengea la Grèce, qui subjugua l’Asie, qui pleura Darius, qui punit ses meurtriers, qui respecta la famille du vaincu, qui donna un trône au vertueux Abdolonyme, qui rétablit Porus, qui bâtit tant de villes en si peu de temps, ne sera jamais le dernier des mortels.

Tel qu’on nous vante dans l’histoire
Doit peut-être toute sa gloire
À la honte de son rival :
L’inexpérience indocile
Du compagnon de Paul-Émile
Fit tout le succès d’Annibal.

Voilà encore une réflexion philosophique sans aucun enthousiasme. Et de plus, il est très-faux que les fautes de Varron aient fait tout le succès d’Annibal : la ruine de Sagonte, la prise de Turin, la défaite de Scipion père de l’Africain, les avantages remportés sur Sempronius, la victoire de Trébie, la victoire de Trasimène, et tant de savantes marches, n’ont rien de commun avec la bataille de Cannes, où Varron fut vaincu, dit-on, par sa faute. Des faits si défigurés doivent-ils être plus approuvés dans une ode que dans une histoire ?

De toutes les odes modernes, celle où il règne le plus grand enthousiasme qui ne s’affaiblit jamais, et qui ne tombe ni dans le faux ni dans l’ampoulé, est le Timothée, ou la fête d’Alexandre, par Dryden : elle est encore regardée en Angleterre comme un chef-d’œuvre inimitable, dont Pope n’a pu approcher quand il a voulu s’exercer dans le même genre. Cette ode fut chantée ; et si on avait eu un musicien digne du poëte, ce serait le chef-d’œuvre de la poésie lyrique.