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EMPOISONNEMENTS.

taureau ! combien d’autres princes en ont avalé pour ne point tomber dans les mains de leurs ennemis ! Tous les historiens anciens, et même Plutarque, l’attestent.

J’ai été tant bercé de ces contes dans mon enfance qu’à la fin j’ai fait saigner un de mes taureaux, dans l’idée que son sang m’appartenait puisqu’il était né dans mon étable (ancienne prétention dont je ne discute pas ici la validité) : je bus de ce sang comme Atrée et Mlle de Vergy[1]. Il ne me fit pas plus de mal que le sang de cheval n’en fait aux Tartares, et que le boudin ne nous en fait tous les jours, surtout lorsqu’il n’est pas trop gras.

Pourquoi le sang de taureau serait-il un poison quand le sang de bouquetin passe pour un remède ? Les paysans de mon canton avalent tous les jours du sang de bœuf, qu’ils appellent de la fricassée ; celui de taureau n’est pas plus dangereux. Soyez sûr, cher lecteur, que Thémistocle n’en mourut pas[2].

Quelques spéculatifs de la cour de Louis XIV crurent deviner que sa belle-sœur Henriette d’Angleterre avait été empoisonnée avec de la poudre de diamant, qu’on avait mise dans une jatte de fraises, au lieu de sucre râpé ; mais ni la poudre impalpable de verre ou de diamant, ni celle d’aucune production de la nature qui ne serait pas venimeuse[3] par elle-même, ne pourrait être nuisible.

Il n’y a que les pointes aiguës, tranchantes, actives, qui puissent devenir des poisons violents. L’exact observateur Mead (que nous prononçons Mide), célèbre médecin de Londres, a vu au microscope la liqueur dardée par les gencives des vipères irritées ; il prétend qu’il les a toujours trouvées semées de ces lames coupantes et pointues dont le nombre innombrable déchire et perce les membranes internes[4].

  1. Gabrielle de Vergy, tragédie de de Belloy. Arnaud Baculard a fait sur le même sujet une pièce qu’il a intitulée Fayel.
  2. L’abbé Guenée, dans ses Lettres de quelques Juifs portugais, etc., quatrième partie, lettre v, dit que Thémistocle s’empoisonna en buvant une coupe pleine du sang d’un taureau qu’on venait d’immoler. (B.)
  3. On lit venimeuse dans toutes les éditions ; ce n’est pas la seule fois que Voltaire a écrit venimeux pour vénéneux. (B.)
  4. On ne peut expliquer les effets d’un poison par une cause mécanique de cette espèce. Quelques-uns paraissent avoir une action chimique sur nos organes, qu’ils détruisent en décomposant la substance qui les forme. Tels sont les poisons caustiques. Le venin de la vipère paraît n’avoir qu’une action purement organique. (Voyez l’ouvrage de M. l’abbé Fontana sur le venin de la vipère.) Nous ne prétendons pas prononcer que l’action mécanique des corps, leur action chimique, leur action organique, soient d’une nature différente ; mais les faits prouvent que ces trois espèces d’actions existent, et rien ne nous prouve qu’elles doivent être réduites à une seule, ni même ne nous en fait entrevoir la possibilité. (K.)