Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome18.djvu/524

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
514
ÉLOQUENCE.

les hommes éloquents dans les grands intérêts et dans les grandes passions. Quiconque est vivement ému voit les choses d’un autre œil que les autres hommes. Tout est pour lui objet de comparaison rapide et de métaphore : sans qu’il y prenne garde, il anime tout, et fait passer dans ceux qui l’écoutent une partie de son enthousiasme. Un philosophe très-éclairé[1] a remarqué que le peuple même s’exprime par des figures ; que rien n’est plus commun, plus naturel que les tours qu’on appelle tropes. Ainsi dans toutes les langues, « le cœur brûle, le courage s’allume, les yeux étincellent, l’esprit est accablé, il se partage, il s’épuise, le sang se glace, la tête se renverse, on est enflé d’orgueil, enivré de vengeance » : la nature se peint partout dans ces images fortes, devenues ordinaires.

C’est elle dont l’instinct enseigne à prendre d’abord un air, un ton modeste avec ceux dont on a besoin. L’envie naturelle de captiver ses juges et ses maîtres, le recueillement de l’âme profondément frappée, qui se prépare à déployer les sentiments qui la pressent, sont les premiers maîtres de l’art.

C’est cette même nature qui inspire quelquefois des débuts vifs et animés, une forte passion, un danger pressant, appellent tout d’un coup l’imagination : ainsi un capitaine des premiers califes, voyant fuir les musulmans, s’écria : « Où courez-vous ? ce n’est pas là que sont les ennemis. » On attribue ce même mot à plusieurs capitaines ; on l’attribue à Cromwell. Les âmes fortes se rencontrent beaucoup plus souvent que les beaux esprits. Rasi, un capitaine musulman du temps même de Mahomet, voit les Arabes effrayés qui s’écrient que leur général Dérar est tué : « Qu’importe, dit-il, que Dérar soit mort ? Dieu est vivant et vous regarde ; marchez. »

C’était un homme bien éloquent que ce matelot anglais[2] qui fit résoudre la guerre contre l’Espagne en 1740. « Quand les Espagnols, m’ayant mutilé, me présentèrent la mort, je recommandai mon âme à Dieu, et ma vengeance à ma patrie. »

La nature fait donc l’éloquence ; et si on a dit que les poëtes naissent, et que les orateurs se forment, on l’a dit quand l’éloquence a été forcée d’étudier les lois, le génie des juges, et la méthode du temps : la nature seule n’est éloquente que par élans.

  1. Dumarsais.
  2. Voltaire le nomme Jenkins, chapitre viii du Siècle de Louis XIV.