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DISTANCE.

cataractes, qu’il soupçonnait formées dans ses yeux presque au moment de sa naissance, il proposa l’opération. L’aveugle eut de la peine à y consentir : il ne concevait pas trop que le sens de la vue pût beaucoup augmenter ses plaisirs. Sans l’envie qu’on lui inspira d’apprendre à lire et à écrire, il n’eût point désiré de voir. Il vérifiait, par cette indifférence, « qu’il est impossible d’être malheureux par la privation des biens dont on n’a pas d’idée » ; vérité bien importante. Quoi qu’il en soit, l’opération fut faite et réussit. Ce jeune homme, d’environ quatorze ans, vit la lumière pour la première fois. Son expérience confirma tout ce que Locke et Berkeley avaient si bien prévu. Il ne distingua de longtemps ni grandeur, ni situation, ni même figure. Un objet d’un pouce mis devant son œil, et qui lui cachait une maison, lui paraissait aussi grand que la maison. Tout ce qu’il voyait lui semblait d’abord être sur ses yeux, et les toucher comme les objets du tact touchent la peau. Il ne pouvait distinguer d’abord ce qu’il avait jugé rond à l’aide de ses mains d’avec ce qu’il avait jugé angulaire, ni discerner avec ses yeux si ce que ses mains avaient senti être en haut ou en bas était en effet en haut ou en bas. Il était si loin de connaître les grandeurs qu’après avoir enfin conçu par la vue que sa maison était plus grande que sa chambre, il ne concevait pas comment la vue pouvait donner cette idée. Ce ne fut qu’au bout de deux mois d’expérience qu’il put apercevoir que les tableaux représentaient des corps saillants, et lorsqu’après ce long tâtonnement d’un sens nouveau en lui il eut senti que des corps, et non des surfaces seules, étaient peints dans les tableaux, il y porta la main, et fut étonné de ne point trouver avec ses mains ces corps solides dont il commençait à apercevoir les représentations. Il demandait quel était le trompeur, du sens du toucher ou du sens de la vue.

Ce fut donc une décision irrévocable que la manière dont nous voyons les choses n’est point du tout la suite immédiate des angles formés dans nos yeux : car ces angles mathématiques étaient dans les yeux de cet homme comme dans les nôtres, et ne lui servaient de rien sans le secours de l’expérience et des autres sens.

L’aventure de l’aveugle-né fut connue en France vers l’an 1735. L’auteur des Éléments de Newton, qui avait beaucoup vu Cheselden, fit mention de cette découverte importante ; mais à peine y prit-on garde[1]. Et même lorsqu’on fit ensuite à Paris la même

  1. Voltaire a tiré cet article presque textuellement de ses Éléments de la philosophie de Newton. Diderot et Condillac s’occupèrent seuls, en effet, des expériences de Cheselden qu’avait rapportées Voltaire, l’un dans sa Lettre sur les aveugles, et l’autre dans son Essai sur l’origine des connaissances humaines. C’est M. Molineux qui, le premier, avait posé et cherché à résoudre le problème de l’aveugle-né recouvrant la vue et jugeant des objets. Il nous semble que l’aveugle opéré, dont Voltaire parle dans la phrase suivante, est le même que mentionne Diderot en commençant sa Lettre à l’usage de ceux qui voient. M. de Réaumur, qui faisait abattre la cataracte à cette personne, ne voulut pas que les philosophes fussent présents à l’opération. Remarquons seulement que Diderot parle d’une aveugle-née, et que Voltaire, par oubli sans doute, désigne un jeune homme. (G. A.)