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DÉMOCRATIE.

il fera beaucoup de fautes, parce qu’il sera composé d’hommes. La discorde y régnera comme dans un couvent de moines ; mais il n’y aura ni Saint-Barthélemy, ni massacres d’Irlande, ni vêpres siciliennes, ni Inquisition, ni condamnation aux galères pour avoir pris de l’eau dans la mer sans payer, à moins qu’on ne suppose cette république composée de diables dans un coin de l’enfer.

Après avoir pris le parti de mon Suisse contre l’ambidextre Bayle, j’ajouterai :

Que les Athéniens furent guerriers comme les Suisses, et polis comme les Parisiens l’ont été sous Louis XIV ;

Qu’ils ont réussi dans tous les arts qui demandent le génie et la main, comme les Florentins du temps de Médicis ;

Qu’ils ont été les maîtres des Romains dans les sciences et dans l’éloquence, du temps même de Cicéron ;

Que ce petit peuple, qui avait à peine un territoire, et qui n’est aujourd’hui qu’une troupe d’esclaves ignorants, cent fois moins nombreux que les Juifs, et ayant perdu jusqu’à son nom, l’emporte pourtant sur l’empire romain par son antique réputation qui triomphe des siècles et de l’esclavage.

L’Europe a vu une république, dix fois plus petite encore qu’Athènes[1], attirer pendant cent cinquante ans les regards de l’Europe, et son nom placé à côté du nom de Rome, dans le temps que Rome commandait encore aux rois, qu’elle condamnait un Henri souverain de la France, et qu’elle absolvait et fouettait un autre Henri le premier homme de son siècle ; dans le temps même que Venise conservait son ancienne splendeur, et que la nouvelle république des sept Provinces-Unies étonnait l’Europe et les Indes par son établissement et par son commerce.

Cette fourmilière imperceptible ne put être écrasée par le roi démon du Midi[2], et dominateur des deux mondes, ni par les intrigues du Vatican, qui faisaient mouvoir les ressorts de la moitié de l’Europe. Elle résista par la parole et par les armes ; et à l’aide d’un Picard qui écrivait, et d’un petit nombre de Suisses qui combattit, elle s’affermit, elle triompha ; elle put dire Rome et moi. Elle tint tous les esprits partagés entre les riches pontifes successeurs des Scipions, Romanos rerum dominos[3], et les pauvres habitants d’un coin de terre longtemps ignoré dans le pays de la pauvreté et des goîtres.

  1. Genève.
  2. Philippe II. Voyez Essai sur les Mœurs, chapitre clxvi, tome XII, page 483.
  3. Virgile, Æn., I, 286.