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DÉLUGE UNIVERSEL.


Nous le regardons comme un miracle :

1° Parce que tous les faits où Dieu daigne intervenir, dans les sacrés cahiers, sont autant de miracles :

2° Parce que l’Océan n’aurait pu s’élever de quinze coudées, ou vingt et un pieds et demi de roi, au-dessus des plus hautes montagnes, sans laisser son lit à sec, et sans violer en même temps toutes les lois de la pesanteur et de l’équilibre des liqueurs, ce qui exigeait évidemment un miracle ;

3° Parce que, quand même il aurait pu parvenir à la hauteur proposée, l’arche n’aurait pu contenir, selon les lois de la physique, toutes les bêtes de l’univers et leur nourriture pendant si longtemps, attendu que les lions, les tigres, les panthères, les léopards, les onces, les rhinocéros, les ours, les loups, les hyènes, les aigles, les éperviers, les milans, les vautours, les faucons, et tous les animaux carnassiers, qui ne se nourrissent que de chair, seraient morts de faim, même après avoir mangé toutes les autres espèces.

On imprima autrefois, à la suite des Pensées de Pascal, une dissertation d’un marchand de Rouen, nommé Le Pelletier, dans laquelle il propose la manière de bâtir un vaisseau où l’on puisse faire entrer tous les animaux, et les nourrir pendant un an. On voit bien que ce marchand n’avait jamais gouverné de basse-cour. Nous sommes obligés d’envisager M. Le Pelletier, architecte de l’arche[1], comme un visionnaire qui ne se connaissait pas en ménagerie, et le déluge comme un miracle adorable, terrible, et incompréhensible à la faible raison du sieur Le Pelletier tout comme à la nôtre ;

4° Parce que l’impossibilité physique d’un déluge universel, par des voies naturelles, est démontrée en rigueur ; en voici la démonstration.

Toutes les mers couvrent la moitié du globe ; en prenant une mesure commune de leur profondeur vers les rivages et en haute mer, on compte cinq cents pieds.

Pour qu’elles couvrissent les deux hémisphères seulement de cinq cents pieds, il faudrait non-seulement un océan de cinq cents pieds de profondeur sur toute la terre habitable, mais il faudrait encore une nouvelle mer pour envelopper notre océan actuel ; sans quoi les lois de la pesanteur et des fluides feraient écouler ce nouvel amas d’eau, profond de cinq cents pieds, que la terre supporterait.

  1. Dissertation sur l’arche de Noé, par Jean Le Pelletier, Rouen, 1704, 1710, in-12. (B.)