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CURIOSITÉ.

jours, on déserterait bientôt un tel pays ; on le fuirait avec horreur ; on abandonnerait sans retour la terre infernale où ces barbaries seraient fréquentes.

Quand les petits garçons et les petites filles déplument leurs moineaux, c’est purement par esprit de curiosité, comme lorsqu’elles mettent en pièces les jupes de leurs poupées. C’est cette passion seule qui conduit tant de monde aux exécutions publiques, comme nous l’avons vu. « Étrange empressement de voir des misérables ! » a dit l’auteur d’une tragédie[1]. Je me souviens qu’étant à Paris lorsqu’on fit souffrir à Damiens une mort des plus recherchées et des plus affreuses qu’on puisse imaginer, toutes les fenêtres qui donnaient sur la place furent louées chèrement par les dames ; aucune d’elles assurément ne faisait la réflexion consolante qu’on ne la tenaillerait point aux mamelles, qu’on ne verserait point du plomb fondu et de la poix résine bouillante dans ses plaies, et que quatre chevaux ne tireraient point ses membres disloqués et sanglants. Un des bourreaux jugea plus sainement que Lucrèce : car lorsqu’un des académiciens de Paris[2] voulut entrer dans l’enceinte pour examiner la chose de plus près, et qu’il fut repoussé par les archers : « Laissez entrer monsieur, dit-il ; c’est un amateur. » C’est-à-dire : c’est un curieux, ce n’est point par méchanceté qu’il vient ici, ce n’est pas par un retour sur soi-même pour goûter le plaisir de n’être pas écartelé : c’est uniquement par curiosité, comme on va voir des expériences de physique[3].

La curiosité est naturelle à l’homme, aux singes, et aux petits chiens. Menez avec vous un petit chien dans votre carrosse, il mettra continuellement ses pattes à la portière pour voir ce qui se passe. Un singe fouille partout, il a l’air de tout considérer. Pour l’homme, vous savez comme il est fait ; Rome, Londres, Paris, passent leur temps à demander ce qu’il y a de nouveau.

  1. Tancrède, acte III, scène iii.
  2. La Condamine. « Sa curiosité insatiable sur tous les objets, jointe à une grande surdité, le rend souvent fatigant aux autres ; quant à moi, dit Grimm, il m’en a paru toujours plus piquant. Cette curiosité le porta, il y a quelques années, à assister au supplice du malheureux Damiens. Il perça jusqu’au bourreau, et là, tablettes et crayon à la main, à chaque tenaillement ou coup de barre il demandait à grands cris : « Qu’est-ce qu’il dit ? » Les satellites de maître Charlot voulurent l’écarter comme un importun ; mais le bourreau leur dit : « Laissez ; monsieur est un amateur. » Rien ne prouve mieux le pouvoir des passions, puisque la simple curiosité a pu porter un homme, d’ailleurs plein de sensibilité et d’humanité, à se raidir contre le spectacle le plus horrible dont on puisse se former l’idée. » (Correspondance de Grimm. édition Maurice Tourneux, tome VI, page 251.)
  3. Les deux alinéas qu’on vient de lire font aussi partie du quatrième entretien entre A, B, C. Voyez Mélanges, année 1768.