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CRITIQUE.

terre, et pour le communiquer à ceux qui les touchent. Il y eut un nommé Dennis[1], qui fit ce métier pendant soixante ans à Londres, et qui ne laissa pas d’y gagner sa vie. L’auteur qui a cru être un nouvel Arétin, et s’enrichir en Italie par sa frusta letteraria, n’y a pas fait fortune.

L’ex-jésuite Guyot-Desfontaines, qui embrassa cette profession au sortir de Bicêtre, y amassa quelque argent. C’est lui qui, lorsque le lieutenant de police le menaçait de le renvoyer à Bicêtre, et lui demandait pourquoi il s’occupait d’un travail si odieux, répondit : Il faut que je vive. Il attaquait les hommes les plus estimables à tort et à travers, sans avoir seulement lu ni pu lire les ouvrages de mathématiques et de physique dont il rendait compte.

Il prit un jour l’Alciphron[2] de Berkeley, évêque de Cloyne, pour un livre contre la religion. Voici comme il s’exprime :

« J’en ai trop dit pour vous faire mépriser un livre qui dégrade également l’esprit et la probité de l’auteur; c’est un tissu de sophismes libertins forgés à plaisir pour détruire les principes de la religion, de la politique, et de la morale. »

Dans un autre endroit, il prend le mot anglais cake, qui signifie gâteau en anglais, pour le géant Cacus. Il dit à propos de la tragédie de la Mort de César, que Brutus était un fanatique barbare, un quaker. Il ignorait que les quakers sont les plus pacifiques des hommes, et ne versent jamais le sang. C’est avec ce fonds de science qu’il cherchait à rendre ridicules les deux écrivains les plus estimables de leur temps, Fontenelle et Lamotte.

Il fut remplacé dans cette charge de Zoïle subalterne par un autre ex-jésuite nommé Fréron, dont le nom seul est devenu un opprobre. On nous fit lire, il n’y a pas longtemps, une de ces feuilles dont il infecte la basse littérature. « Le temps de Mahomet II, dit-il, est le temps de l’entrée des Arabes en Europe. » Quelle foule de bévues en peu de paroles !

Quiconque a reçu une éducation tolérable sait que les Arabes assiégèrent Constantinople sous le calife Moavia, dès notre viie siècle ; qu’ils conquirent l’Espagne dans l’année de notre ère 713, et bientôt après une partie de la France, environ sept cents ans avant Mahomet II.

  1. Jean Dennis, fils d’un sellier, né en 1657, mort en 1733, et ridiculisé par Pope dans sa Dunciade, est le même dont Voltaire parle dans une lettre qu’on trouvera dans les Mélanges, année 1727.
  2. Traduit en français par Joncourt, en 1734 ; 2 volumes in-12.