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CRIMES.

sur un théâtre ; pour qu’ils jouissent du plaisir secret et mal démêlé dans leur cœur de voir comment cet homme souffrira son supplice, et d’en parler ensuite à table avec leurs femmes et leurs voisins ; pour que des exécuteurs, qui font gaiement ce métier, comptent d’avance l’argent qu’ils vont gagner ; pour que le public coure à ce spectacle comme à la foire, etc. ; il faut que le crime mérite évidemment ce supplice du consentement de toutes les nations policées, et qu’il soit nécessaire au bien de la société : car il s’agit ici de l’humanité entière. Il faut surtout que l’acte du délit soit démontré non comme une proposition de géométrie, mais autant qu’un fait peut l’être.

Si contre cent mille probabilités que l’accusé est coupable, il y en a une seule qu’il est innocent, cette seule doit balancer toutes les autres.


QUESTION SI DEUX TÉMOINS SUFFISENT POUR FAIRE PENDRE UN HOMME.


On s’est imaginé longtemps, et le proverbe en est resté, qu’il suffit de deux témoins pour faire pendre un homme en sûreté de conscience. Encore une équivoque ! les équivoques gouvernent donc le monde ? Il est dit dans saint Matthieu (ainsi que nous l’avons déjà remarqué) : « Il suffira de deux ou trois témoins pour réconcilier deux amis brouillés[1] ; » et d’après ce texte on a réglé la jurisprudence criminelle, au point de statuer que c’est une loi divine de tuer un citoyen sur la déposition uniforme de deux témoins qui peuvent être des scélérats ! Une foule de témoins uniformes ne peut constater une chose improbable niée par l’accusé ; on l’a déjà dit[2]. Que faut-il donc faire en ce cas ? attendre, remettre le jugement à cent ans, comme faisaient les Athéniens.

Rapportons ici un exemple frappant de ce qui vient de se passer sous nos yeux à Lyon[3]. Une femme ne voit pas revenir sa fille chez elle, vers les onze heures du soir : elle court partout ; elle soupçonne sa voisine d’avoir caché sa fille ; elle la redemande ; elle l’accuse de l’avoir prostituée. Quelques semaines après, des pêcheurs trouvent dans le Rhône, à Condrieux, une fille noyée et tout en pourriture. La femme dont nous avons parlé croit que

  1. Saint Matthieu, xviii, 16.
  2. Commentaire sur le traité Des Délits et des Peines, paragraphe xv. Voyez les Mélanges, année 1766.
  3. En 1768. Voyez dans la Correspondance, décembre 1771, la lettre de Voltaire, où il nomme Lerouge la femme qui accusait sa voisine Perra.