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CRIMES.

vestibule ; mais si, lorsque Octave surnommé Auguste était maître absolu, un Romain eût placé chez lui une statue de Brutus, il eût été puni comme séditieux. Si un citoyen avait, sous un empereur régnant, la statue du compétiteur à l’empire, c’était, disait-on, un crime de lèse-majesté, de haute trahison.

Un Anglais ne sachant que faire s’en va à Rome ; il rencontre le prince Charles-Édouard chez un cardinal ; il en est fort content. De retour chez lui, il boit dans un cabaret à la santé du prince Charles-Édouard. Le voilà accusé de haute trahison. Mais qui a-t-il trahi hautement, lorsqu’il a dit, en buvant, qu’il souhaitait que ce prince se portât bien ? S’il a conjuré pour le mettre sur le trône, alors il est coupable envers la nation ; mais jusque-là on ne voit pas que dans l’exacte justice le parlement puisse exiger de lui autre chose que de boire quatre coups à la santé de la maison de Hanovre, s’il en a bu deux à la santé de la maison de Stuart.


DES CRIMES DE TEMPS ET DE LIEU QU’ON DOIT IGNORER.


On sait combien il faut respecter Notre-Dame de Lorette, quand on est dans la Marche d’Ancône. Trois jeunes gens y arrivent ; ils font de mauvaises plaisanteries sur la maison de Notre-Dame, qui a voyagé dans l’air, qui est venue en Dalmatie, qui a changé deux ou trois fois de place, et qui enfin ne s’est trouvée commodément qu’à Lorette. Nos trois étourdis chantent à souper une chanson faite autrefois par quelque huguenot contre la translation de la santa casa de Jérusalem au fond du golfe Adriatique[1]. Un fanatique est instruit par hasard de ce qui s’est passé à leur souper : il fait des perquisitions ; il cherche des témoins ; il engage un monsignore à lâcher un monitoire. Ce monitoire alarme les consciences. Chacun tremble de ne pas parler. Tourières, bedeaux, cabaretiers, laquais, servantes, ont bien entendu tout ce qu’on n’a point dit, ont vu tout ce qu’on n’a point fait : c’est un vacarme, un scandale épouvantable dans toute la Marche d’Ancône. Déjà l’on dit à une demi-lieue de Lorette que ces enfants ont tué Notre-Dame ; à une lieue plus loin on assure qu’ils ont jeté la santa casa dans la mer. Enfin ils sont condamnés. La sentence porte que d’abord on leur coupera la main, qu’ensuite on leur arrachera la langue, qu’après cela on les mettra à la torture

  1. Voltaire raconte ici sous voile l’affaire du chevalier La Barre, qu’il imagine s’être passée en Italie afin de pouvoir flétrir les juges.