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CORPS.

un enfant à sa femme, ce n’est qu’une idée qui se loge dans une autre idée, dont il naîtra une troisième idée.

Il ne tenait qu’à M. l’évêque de Cloyne de ne point tomber dans l’excès de ce ridicule. Il croit montrer qu’il n’y a point d’étendue, parce qu’un corps lui a paru avec sa lunette quatre fois plus gros qu’il ne l’était à ses yeux, et quatre fois plus petit à l’aide d’un autre verre. De là il conclut qu’un corps ne pouvant avoir à la fois quatre pieds, seize pieds, et un seul pied d’étendue, cette étendue n’existe pas : donc il n’y a rien. Il n’avait qu’à prendre une mesure, et dire : De quelque étendue qu’un corps me paraisse, il est étendu de tant de ces mesures.

Il lui était bien aisé de voir qu’il n’en est pas de l’étendue et de la solidité comme des sons, des couleurs, des saveurs, des odeurs, etc. Il est clair que ce sont en nous des sentiments excités par la configuration des parties ; mais l’étendue n’est point un sentiment. Que ce bois allumé s’éteigne, je n’ai plus chaud ; que cet air ne soit plus frappé, je n’entends plus ; que cette rose se fane, je n’ai plus d’odorat pour elle ; mais ce bois, cet air, cette rose, sont étendus sans moi. Le paradoxe de Berkeley ne vaut pas la peine d’être réfuté.

C’est ainsi que les Zénon d’Élée, les Parménide, argumentaient autrefois ; et ces gens-là avaient beaucoup d’esprit : ils vous prouvaient qu’une tortue doit aller aussi vite qu’Achille, qu’il n’y a point de mouvement ; ils agitaient cent autres questions aussi utiles. La plupart des Grecs jouèrent des gobelets avec la philosophie, et transmirent leurs tréteaux à nos scolastiques. Cayle lui-même a été quelquefois de la bande ; il a brodé des toiles d’araignée comme un autre ; il argumente, à l’article Zénon, contre l’étendue divisible de la matière et la contiguïté des corps ; il dit tout ce qu’il ne serait pas permis de dire à un géomètre de six mois.

Il est bon de savoir ce qui avait entraîné l’évêque Berkeley dans ce paradoxe. J’eus, il y a longtemps, quelques conversations avec lui ; il me dit que l’origine de son opinion venait de ce qu’on ne peut concevoir ce que c’est que ce sujet qui reçoit l’étendue. Et en effet, il triomphe dans son livre quand il demande à Hilas ce que c’est que ce sujet, ce substratum, cette substance. — C’est le corps étendu, répond Hilas. Alors l’évêque, sous le nom de Philonoüs, se moque de lui ; et le pauvre Hilas voyant qu’il a dit que l’étendue est le sujet de l’étendue, et qu’il a dit une sottise, demeure tout confus, et avoue qu’il n’y comprend rien ; qu’il n’y a point de corps, que le monde matériel n’existe pas, qu’il n’y a qu’un monde intellectuel.