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CICÉRON.

d’avoir plaidé pour un tribun militaire nommé Popilius Lena, et que la vengeance céleste le fit assassiner par ce Popilius Lena même ! Personne ne sait si Popilius Lena était coupable ou non du crime dont Cicéron le justifia quand il le défendit ; mais tous les hommes savent que ce monstre fut coupable de la plus horrible ingratitude, de la plus infâme avarice et de la plus détestable barbarie, en assassinant son bienfaiteur pour gagner l’argent de trois monstres comme lui. Il était réservé à notre siècle de vouloir faire regarder l’assassinat de Cicéron comme un acte de la justice divine. Les triumvirs ne l’auraient pas osé. Tous les siècles jusqu’ici ont détesté et pleuré sa mort.

On reproche à Cicéron de s’être vanté trop souvent d’avoir sauvé Rome, et d’avoir trop aimé la gloire. Mais ses ennemis voulaient flétrir cette gloire. Une faction tyrannique le condamnait à l’exil, et abattait sa maison, parce qu’il avait préservé toutes les maisons de Rome de l’incendie que Catilina leur préparait. Il vous est permis, c’est même un devoir de vanter vos services quand on les méconnaît, et surtout quand on vous en fait un crime.

On admire encore Scipion de n’avoir répondu à ses accusateurs que par ces mots : « C’est à pareil jour que j’ai vaincu Annibal ; allons rendre grâce aux dieux. » Il fut suivi par tout le peuple au Capitole, et nos cœurs l’y suivent encore en lisant ce trait d’histoire ; quoique après tout il eût mieux valu rendre ses comptes que se tirer d’affaire par un bon mot.

Cicéron fut admiré de même par le peuple romain le jour qu’à l’expiration de son consulat, étant obligé de faire les serments ordinaires, et se préparant à haranguer le peuple selon la coutume, il en fut empêché par le tribun Métellus, qui voulait l’outrager. Cicéron avait commencé par ces mots : Je jure ; le tribun l’interrompit, et déclara qu’il ne lui permettrait pas de haranguer. Il s’éleva un grand murmure. Cicéron s’arrêta un moment, et, renforçant sa voix noble et sonore, il dit pour toute harangue : « Je jure que j’ai sauvé la patrie. » L’assemblée, enchantée, s’écria: « Nous jurons qu’il a dit la vérité. » Ce moment fut le plus beau de sa vie. Voilà comme il faut aimer la gloire.

Je ne sais où j’ai lu autrefois ces vers ignorés :

Romains, j’aime la gloire et ne veux point m’en taire ;
Des travaux des humains c’est le digne salaire :
Ce n’est qu’en vous servant qu’il la faut acheter ;
Qui n’ose la vouloir n’ose la mériter[1].

  1. Rome sauvée, acte V, scène ii. Ces vers sont si peu ignorés, que tout Français qui a l’esprit cultivé les sait par cœur. Voltaire a corrigé ainsi le troisième vers dans les dernières éditions de la pièce :

    Sénat, en vous servant il la faut acheter. (K.)