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BLÉ OU BLED.

lorsqu’après plusieurs siècles, qu’il est difficile de compter au juste, les habitants eurent trouvé le secret de faire servir à la fécondité du sol un fleuve destructeur, qui avait toujours inondé le pays, et qui n’était utile qu’aux rats d’Égypte, aux insectes, aux reptiles et aux crocodiles. Son eau même, mêlée d’une bourbe noire, ne pouvait désaltérer ni laver les habitants. Il fallut des travaux immenses et un temps prodigieux pour dompter le fleuve, le partager en canaux, fonder des villes dans un terrain autrefois mouvant, et changer les cavernes des rochers en vastes bâtiments.

Tout cela est plus étonnant que des pyramides ; tout cela fait, voilà un peuple sûr de sa nourriture avec le meilleur blé du monde, sans même avoir presque besoin de labourer. Le voilà qui élève et qui engraisse de la volaille supérieure à celle de Caux. Il est vêtu du plus beau lin dans le climat le plus tempéré. Il n’a donc aucun besoin réel des autres peuples.

Les Arabes ses voisins, au contraire, ne recueillent pas un setier de blé depuis le désert qui entoure le lac de Sodome, et qui va jusqu’à Jérusalem, jusqu’au voisinage de l’Euphrate, à l’Yémen, et à la terre de Gad : ce qui compose un pays quatre fois plus étendu que l’Égypte. Ils disent : Nous avons des voisins qui ont tout le nécessaire ; allons dans l’Inde leur chercher du superflu ; portons-leur du sucre, des aromates, des épiceries, des curiosités ; soyons les pourvoyeurs de leurs fantaisies, et ils nous donneront de la farine. Ils en disent autant des Babyloniens ; ils s’établissent courtiers de ces deux nations opulentes qui regorgent de blé ; et en étant toujours leurs serviteurs, ils restent toujours pauvres. Memphis et Babylone jouissent, et les Arabes les servent ; la terre à blé demeure toujours la seule riche ; le superflu de son froment attire les métaux, les parfums, les ouvrages d’industrie. Le possesseur du blé impose donc toujours la loi à celui qui a besoin de pain ; et Midas aurait donné tout son or à un laboureur de Picardie.

La Hollande paraît de nos jours une exception, et n’en est point une. Les vicissitudes de ce monde ont tellement tout bouleversé, que les habitants d’un marais, persécutés par l’Océan, qui les menaçait de les noyer, et par l’Inquisition, qui apportait des fagots pour les brûler, allèrent au bout du monde s’emparer des îles qui produisent des épiceries, devenues aussi nécessaires aux riches que le pain l’est aux pauvres. Les Arabes vendaient de la myrrhe, du baume et des perles à Memphis et à Babylone ; les Hollandais vendent de tout à l’Europe et à l’Asie, et mettent le prix à tout.