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CHANT, MUSIQUE, MÉLOPÉE, ETC.

en musique ; une autre espèce, que nous appelons des motets, dans le même temple ; une troisième espèce à l’Opéra ; une quatrième à l’Opéra-Comique ?

De même pouvons-nous imaginer comment les anciens soufflaient dans leurs flûtes, récitaient sur leurs théâtres, la tête couverte d’un énorme masque ; et comment leur déclamation était notée ?

On promulguait les lois dans Athènes à peu près comme on chante dans Paris un air du Pont-Neuf. Le crieur public chantait un édit en se faisant accompagner d’une lyre.

C’est ainsi qu’on crie dans Paris, la rose et le bouton sur un ton, vieux passements d’argent à vendre sur un autre ; mais dans les rues de Paris on se passe de lyre.

Après la victoire de Chéronée, Philippe, père d’Alexandre, se mit à chanter le décret par lequel Démosthène lui avait fait déclarer la guerre, et battit du pied la mesure. Nous sommes fort loin de chanter dans nos carrefours nos édits sur les finances et sur les deux sous pour livre.

Il est très-vraisemblable que la mélopée, regardée par Aristote, dans sa Poétique, comme une partie essentielle de la tragédie, était un chant uni et simple comme celui de ce qu’on nomme la préface à la messe, qui est, à mon avis, le chant grégorien, et non l’ambrosien, mais qui est une vraie mélopée.

Quand les Italiens firent revivre la tragédie au XVIe siècle, le récit était une mélopée, mais qu’on ne pouvait noter : car qui peut noter des inflexions de voix qui sont des huitièmes, des seizièmes de ton ? on les apprenait par cœur. Cet usage fut reçu en France quand les Français commencèrent à former un théâtre, plus d’un siècle après les Italiens. La Sophonisbe de Mairet se chantait comme celle du Trissin, mais plus grossièrement ; car on avait alors le gosier un peu rude à Paris, ainsi que l’esprit. Tous les rôles des acteurs, mais surtout des actrices, étaient notés de mémoire par tradition. Mlle Beauval, actrice du temps de Corneille, de Racine et de Molière, me récita, il y a quelque soixante ans et plus, le commencement du rôle d’Émilie dans Cinna, tel qu’il avait été débité dans les premières représentations par la Beaupré[1].

  1. Voltaire, dans ce passage, établit, pour ainsi dire, l’ordre de succession des tragédiennes célèbres. À la demoiselle Beaupré, qui, en 1639, créa le rôle d’Émilie au théâtre de l’hôtel de Bourgogne, succéda Mme des Œillets, l’Hermione d’Andromaque, l’Agrippine de Britannicus, morte à l’âge de quarante-neuf ans, le 25 octobre 1670. Elle fut remplacée par Marie Desmares, femme de Charles Cheviller, sieur de Champmêlé, qui, du théâtre du Marais où elle débuta en 1669, passa successivement à l’hôtel de Bourgogne et au théâtre de la rue Guénégaud. Elle était née à Rouen en 1641, et mourut à Paris le 15 mars 1698.

    Mlle Beauval, que Voltaire connut vieille et retirée, avait joué avec un égal succès les reines et les soubrettes ; elle s’appelait Jeanne Ollivier Bourguignon et avait épousé un acteur, Jean Pitel, sieur de Beauval. Tous deux entrèrent, en 1670, dans la troupe de Molière, et passèrent en 1673 à l’hôtel de Bourgogne. Mlle Beauval quitta la scène le 8 mars 1704 et mourut le 20 mars 1720.

    Anne-Marie Châteauneuf, dite Duclos, après avoir débuté sans succès à l’Opéra, se fit tragédienne en 1693, doubla d’abord la Champmêlé et en recueillit l’héritage. Retirée le 17 mars 1730, elle mourut le 18 juin 1748. (E. B.)