Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome18.djvu/128

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
118
CERTAIN, CERTITUDE.

L’exemple des Calas[1] et des Sirven[2] est assez connu ; celui de Martin[3] l’est moins. C’était un bon agriculteur d’auprès de Bar en Lorraine. Un scélérat lui dérobe son habit, et va, sous cet habit, assassiner sur le grand chemin un voyageur qu’il savait chargé d’or, et dont il avait épié la marche. Martin est accusé ; son habit dépose contre lui ; les juges regardent cet indice comme une certitude. Ni la conduite passée du prisonnier, ni une nombreuse famille qu’il élevait dans la vertu, ni le peu de monnaie trouvé chez lui, probabilité extrême qu’il n’avait point volé le mort ; rien ne peut le sauver. Le juge subalterne se fait un mérite de sa rigueur. Il condamne l’innocent à être roué ; et, par une fatalité malheureuse, la sentence est confirmée à la Tournelle. Le vieillard Martin est rompu vif en attestant Dieu de son innocence jusqu’au dernier soupir. Sa famille se disperse ; son petit bien est confisqué. À peine ses membres rompus sont-ils exposés sur le grand chemin, que l’assassin qui avait commis le meurtre et le vol est mis en prison pour un autre crime ; il avoue, sur la roue à laquelle il est condamné à son tour, que c’est lui seul qui est coupable du crime pour lequel Martin a souffert la torture et la mort.

[4] Montbailli, qui dormait avec sa femme, est accusé d’avoir, de concert avec elle, tué sa mère, morte évidemment d’apoplexie : le conseil d’Arras condamne Montbailli à expirer sur la roue, et sa femme à être brûlée. Leur innocence est reconnue, mais après que Montbailli a été roué.

Écartons ici la foule de ces aventures funestes qui font gémir sur la condition humaine ; mais gémissons du moins sur la certitude prétendue que les juges croient avoir quand ils rendent de pareilles sentences.

Il n’y a nulle certitude, dès qu’il est physiquement ou moralement possible que la chose soit autrement. Quoi ! il faut une démonstration pour oser assurer que la surface d’une sphère est égale à quatre fois l’aire de son grand cercle, et il n’en faudra pas pour arracher la vie à un citoyen par un supplice affreux !

  1. Sur les Calas, voyez les Mélanges, années 1762-1763, etc.
  2. Sur Sirven, voyez les Mélanges, année 1766.
  3. Il est question de Martin dans l’Essai sur les Probabilités en fait de justice (voyez les Mélanges, année 1772), et dans la lettre à d’Alembert, du 4 septembre 1769 ; on peut aussi voir celles à Élie de Beaumont, du 17 auguste, et à d’Argental, du 30 auguste 1769. On voit par cette dernière et par celle à d’Alembert que le fait eut lieu en 1767, et non en 1768, comme Voltaire le dit dans l’Essai sur les Probabilités.
  4. Cet alinéa fut ajouté en 1774. Voyez sur Montbailli la Méprise d’Arras, dans les Mélanges, année 1771, etc. (B.)