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CERTAIN, CERTITUDE.

CERTAIN, CERTITUDE[1].


Je suis certain ; j’ai des amis ; ma fortune est sûre ; mes parents ne m’abandonneront jamais ; on me rendra justice ; mon ouvrage est bon, il sera bien reçu ; on me doit, on me payera ; mon amant sera fidèle, il l’a juré ; le ministre m’avancera, il l’a promis en passant : toutes paroles qu’un homme qui a un peu vécu raye de son dictionnaire.

Quand les juges condamnèrent Langlade, Lebrun, Calas, Sirven, Martin, Montbailli, et tant d’autres, reconnus depuis pour innocents, ils étaient certains, ou ils devaient l’être, que tous ces infortunés étaient coupables ; cependant ils se trompèrent.

Il y a deux manières de se tromper, de mal juger, de s’aveugler : celle d’errer en homme d’esprit, et celle de décider comme un sot.

Les juges se trompèrent en gens d’esprit dans l’affaire de Langlade, ils s’aveuglèrent sur des apparences qui pouvaient éblouir ; ils n’examinèrent point assez les apparences contraires ; ils se servirent de leur esprit pour se croire certains que Langlade avait commis un vol qu’il n’avait certainement pas commis ; et sur cette pauvre certitude incertaine de l’esprit humain, un gentilhomme fut appliqué à la question ordinaire et extraordinaire, de là replongé sans secours dans un cachot, et condamné aux galères, où il mourut ; sa femme renfermée dans un autre cachot avec sa fille âgée de sept ans, laquelle depuis épousa un conseiller au même parlement qui avait condamné le père aux galères, et la mère au bannissement.

Il est clair que les juges n’auraient pas prononcé cet arrêt s’ils n’avaient été certains. Cependant, dès le temps même de cet arrêt, plusieurs personnes savaient que le vol avait été commis par un prêtre nommé Gagnat, associé avec un voleur de grand chemin ; et l’innocence de Langlade ne fut reconnue qu’après sa mort.

Ils étaient de même certains, lorsque, par une sentence en première instance, ils condamnèrent à la roue l’innocent Lebrun qui, par arrêt rendu sur son appel, fut brisé dans les tortures, et en mourut.

  1. Le commencement de cet article est de 1770, Questions sur l’Encyclopédie, troisième partie. La fin est de 1764. (B.)