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CÉRÉMONIES.

draps pour recevoir la visite d’Annibal, il aurait trouvé cette cérémonie fort plaisante.

La marche des carrosses, et ce qu’on appelle le haut du pavé, ont été encore des témoignages de grandeur, des sources de prétentions, de disputes et de combats, pendant un siècle entier. On a regardé comme une signalée victoire de faire passer un carrosse devant un autre carrosse. Il semblait, à voir les ambassadeurs se promener dans les rues, qu’ils disputassent le prix dans des cirques ; et quand un ministre d’Espagne avait pu faire reculer un cocher portugais, il envoyait un courrier à Madrid informer le roi son maître de ce grand avantage.

[1] Nos histoires nous réjouissent par vingt combats à coups de poing pour la préséance : le parlement contre les clercs de l’évêque, à la pompe funèbre de Henri IV ; la chambre des comptes contre le parlement dans la cathédrale, quand Louis XIII donna la France à la Vierge ; le duc d’Épernon dans l’église de Saint-Germain contre le garde des sceaux du Vair. Les présidents des enquêtes gourmèrent dans Notre-Dame le doyen des conseillers de grand’chambre Savare, pour le faire sortir de sa place d’honneur (tant l’honneur est l’âme des gouvernements monarchiques !) ; et on fut obligé de faire empoigner par quatre archers le président Barillon, qui frappait comme un sourd sur ce pauvre doyen. Nous ne voyons point de telles contestations dans l’aréopage ni dans le sénat romain.

À mesure que les pays sont barbares, ou que les cours sont faibles, le cérémonial est plus en vogue. La vraie puissance et la vraie politesse dédaignent la vanité.

Il est à croire qu’à la fin on se défera de cette coutume, qu’ont encore quelquefois les ambassadeurs, de se ruiner pour aller en procession par les rues avec quelques carrosses de louage rétablis et redorés, précédés de quelques laquais à pied. Cela s’appelle faire son entrée ; et il est assez plaisant de faire son entrée dans une ville sept ou huit mois après qu’on y est arrivé.

Cette importante affaire du puntiglio, qui constitue la grandeur des Romains modernes ; cette science du nombre des pas qu’on doit faire pour reconduire un monsignore, d’ouvrir un rideau à moitié ou tout à fait, de se promener dans une chambre à droite ou à gauche[2] ; ce grand art, que les Fabius et les Caton n’auraient

  1. Cet alinéa doit être une addition de 1770 ; il n’existait du moins ni en 1754, ni en 1756. (B.)
  2. Ce fut une querelle de ce genre qui brouilla le cardinal de Bouillon avec la fameuse princesse des Ursins, son intime amie ; et la haine de cette femme aussi vaine que lui, mais plus habile en intrigue, fut une des principales causes de sa perte. (K.)