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CAUSES FINALES.

ce que les moyeux des roues de votre carrosse auront pris feu, s’ensuit-il que votre carrosse n’ait pas été fait expressément pour vous porter d’un lieu à un autre ?

Les chaînes des montagnes qui couronnent les deux hémisphères, et plus de six cents fleuves qui coulent jusqu’aux mers du pied de ces rochers ; toutes les rivières qui descendent de ces mêmes réservoirs, et qui grossissent les fleuves, après avoir fertilisé les campagnes ; des milliers de fontaines qui partent de la même source, et qui abreuvent le genre animal et le végétal : tout cela ne paraît pas plus l’effet d’un cas fortuit et d’une déclinaison d’atomes, que la rétine qui reçoit les rayons de la lumière, le cristallin qui les réfracte, l’enclume, le marteau, l’étrier, le tambour de l’oreille qui reçoit les sons, les routes du sang dans nos veines, la systole et la diastole du cœur, ce balancier de la machine qui fait la vie.

SECTION III[1].

Mais, dit-on, si Dieu a fait visiblement une chose à dessein, il a donc fait toutes choses à dessein. Il est ridicule d’admettre la Providence dans un cas, et de la nier dans les autres. Tout ce qui est fait a été prévu, a été arrangé. Nul arrangement sans objet, nul effet sans cause : donc tout est également le résultat, le produit d’une cause finale ; donc il est aussi vrai de dire que les nez ont été faits pour porter des lunettes, et les doigts pour être ornés de bagues, qu’il est vrai de dire que les oreilles ont été formées pour entendre les sons, et les yeux pour recevoir la lumière[2].

  1. Le texte de cette section est tel que Voltaire l’a donné en 1770, dans les Questions sur l’Encyclopédie ; mais ce morceau avait déjà paru en 1764 dans le Dictionnaire philosophique, article Fin, Causes finales. Il commençait alors ainsi :

    « Il paraît qu’il faut être forcené pour nier que les estomacs soient faits pour digérer, les yeux pour voir, les oreilles pour entendre.

    « D’un autre côté, il faut avoir un étrange amour des causes finales pour assurer que la pierre a été formée pour bâtir des maisons, et que les vers à soie sont nés à la Chine afin que nous ayons du satin en Europe. Mais, dit-on, etc. » (B.)

  2. Dans le Dictionnaire philosophique on lisait, en 1764 :

    « Je crois qu’on peut aisément éclaircir cette difficulté. Quand les effets sont invariablement les mêmes, en tout lieu et en tout temps ; quand ces effets uniformes sont indépendants des êtres auxquels ils appartiennent ; alors il y a visiblement une cause finale.

    « Tous les animaux ont des yeux, ils voient ; tous ont des oreilles, et ils entendent ; tous ont une bouche par laquelle ils mangent ; un estomac, ou quelque chose d’approchant, par lequel ils digèrent ; tous un orifice qui expulse les excréments ; tous un instrument de la génération ; et ces dons de la nature opèrent en eux sans qu’aucun art s’en mêle. Voilà des causes finales clairement établies, et c’est pervertir notre faculté de penser, que de nier une vérité si universelle.

    « Mais les pierres, en tout lieu, etc. » Les éditeurs de Kehl avaient rétabli dans le texte ce passage, et aussi celui que j’ai transcrit dans la note précédente. (B.)