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AGAR.

Jupiter, qui était bon, leur dit enfin : « Messieurs les ânes, je me rends à votre prière ; vous ne serez point ferrés ; mais le premier faux pas que vous ferez, vous aurez cent coups de bâton. »

Il faut avouer que les quakers n’ont jamais jusqu’ici fait de faux pas.


AGAR[1].


Quand on renvoie son amie, sa concubine, sa maîtresse, il faut lui faire un sort au moins tolérable, ou bien l’on passe parmi nous pour un malhonnête homme.

On nous dit qu’Abraham était fort riche dans le désert de Gérare, quoiqu’il n’eût pas un pouce de terre en propre. Nous savons de science certaine qu’il défit les armées de quatre grands rois avec trois cent dix-huit gardeurs de moutons.

Il devait donc au moins donner un petit troupeau à sa maîtresse Agar, quand il la renvoya dans le désert. Je parle ici seulement selon le monde, et je révère toujours les voies incompréhensibles qui ne sont pas nos voies.

J’aurais donc donné quelques moutons, quelques chèvres, un beau bouc, à mon ancienne amie Agar, quelques paires d’habits pour elle et pour notre fils Ismaël, une bonne ânesse pour la mère, un joli ânon pour l’enfant, un chameau pour porter leurs bardes, et au moins deux domestiques pour les accompagner et pour les empêcher d’être mangés des loups.

Mais le père des croyants ne donna qu’une cruche d’eau et un pain à sa pauvre maîtresse et à son enfant, quand il les exposa dans le désert.

Quelques impies ont prétendu qu’Abraham n’était pas un père fort tendre, qu’il voulut faire mourir son bâtard de faim, et couper le cou à son fils légitime.

Mais, encore un coup, ces voies ne sont pas nos voies ; il est dit que la pauvre Agar s’en alla dans le désert de Bersabée. Il n’y avait point de désert de Bersabée. Ce nom ne fut connu que longtemps après ; mais c’est une bagatelle, le fond de l’histoire n’en est pas moins authentique.

Il est vrai que la postérité d’Ismaël, fils d’Agar, se vengea bien de la postérité d’Isaac, fils de Sara, en faveur duquel il fut chassé. Les Sarrasins, descendants en droite ligne d’Ismaël, se sont emparés

  1. Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)