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BIEN, TOUT EST BIEN.

espèce ; il y a de l’ordre partout. Quand une pierre se forme dans ma vessie, c’est une mécanique admirable : des sucs pierreux passent petit à petit dans mon sang, ils se filtrent dans les reins, passent par les uretères, se déposent dans ma vessie, s’y assemblent par une excellente attraction newtonienne ; le caillou se forme, se grossit, je souffre des maux mille fois pires que la mort, par le plus bel arrangement du monde ; un chirurgien, ayant perfectionné l’art inventé par Tubalcaïn, vient m’enfoncer un fer aigu et tranchant dans le périnée, saisit ma pierre avec ses pincettes, elle se brise sous ses efforts par un mécanisme nécessaire ; et par le même mécanisme je meurs dans des tourments affreux : tout cela est bien, tout cela est la suite évidente des principes physiques inaltérables : j’en tombe d’accord, et je le savais comme vous.

Si nous étions insensibles, il n’y aurait rien à dire à cette physique. Mais ce n’est pas cela dont il s’agit ; nous vous demandons s’il n’y a point de maux sensibles, et d’où ils viennent ? « Il n’y a point de maux, dit Pope dans sa quatrième épître sur le Tout est bien ; s’il y a des maux particuliers, ils composent le bien général. »

Voilà un singulier bien général, composé de la pierre, de la goutte, de tous les crimes, de toutes les souffrances, de la mort, et de la damnation.

La chute de l’homme est l’emplâtre que nous mettons à toutes ces maladies particulières du corps et de l’âme, que vous appelez santé générale ; mais Shaftesbury et Bolingbroke ont osé attaquer le péché originel ; Pope n’en parle point ; il est clair que leur système sape la religion chrétienne par ses fondements, et n’explique rien du tout.

Cependant ce système a été approuvé depuis peu par plusieurs théologiens, qui admettent volontiers les contraires ; à la bonne heure, il ne faut envier à personne la consolation de raisonner comme il peut sur le déluge de maux qui nous inonde. Il est juste d’accorder aux malades désespérés de manger de ce qu’ils veulent. On a été jusqu’à prétendre que ce système est consolant. « Dieu, dit Pope, voit d’un même œil périr le héros et le moineau, un atome ou mille planètes précipitées dans la ruine, une boule de savon ou un monde se former. »

Voilà, je vous l’avoue, une plaisante consolation ; ne trouvez-vous pas un grand lénitif dans l’ordonnance de milord Shaftesbury, qui dit que Dieu n’ira pas déranger ses lois éternelles pour un animal aussi chétif que l’homme ? Il faut avouer du moins