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BIEN, SOUVERAIN BIEN.



SECTION II.[1]


Le bien-être est rare. Le souverain bien en ce monde ne pourrait-il pas être regardé comme souverainement chimérique ? Les philosophes grecs discutèrent longuement à leur ordinaire cette question. Ne vous imaginez-vous pas, mon cher lecteur, voir des mendiants qui raisonnent sur la pierre philosophale ?

Le souverain bien ! quel mot ! autant aurait-il valu demander ce que c’est que le souverain bleu, ou le souverain ragoût, le souverain marcher, le souverain lire, etc.

Chacun met son bien où il peut, et en a autant qu’il peut à sa façon, et à bien petite mesure.

Quid dem ? quid non dem ? renuis tu quod jubet alter[2]...
Castor gaudet equis, ovo prognatus eodem
Pugnis, etc.

Castor veut des chevaux, Pollux veut des lutteurs :
Comment concilier tant de goûts, tant d’humeurs ?

Le plus grand bien est celui qui vous délecte avec tant de force qu’il vous met dans l’impuissance totale de sentir autre chose, comme le plus grand mal est celui qui va jusqu’à nous priver de tout sentiment. Voilà les deux extrêmes de la nature humaine, et ces deux moments sont courts.

Il n’y a ni extrêmes délices, ni extrêmes tourments qui puissent durer toute la vie : le souverain bien et le souverain mal sont des chimères.

Nous avons la belle fable de Crantor ; il fait comparaître aux jeux olympiques la Richesse, la Volupté, la Santé, la Vertu ; chacune demande la pomme. La Richesse dit : C’est moi qui suis le souverain bien, car avec moi on achète tous les biens ; la Volupté dit : La pomme m’appartient, car on ne demande la richesse que pour m’avoir ; la Santé assure que sans elle il n’y a point de volupté, et que la richesse est inutile ; enfin la Vertu représente qu’elle est au-dessus des trois autres, parce qu’avec de l’or, des

  1. Dans la première édition du Dictionnaire philosophique, 1764, l’article commençait ainsi : « L’antiquité a beaucoup disputé sur le souverain bien. Autant aurait-il valu, etc. » Ce qui précède fut ajouté en 1770 dans les Questions sur l’Encyclopédie, troisième partie. (B.)
  2. Ces vers sont d’Horace ; le premier, épître ii du livre II ; le second, satire ire du livre II.