Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome17.djvu/58

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
38
ABRAHAM.

À peine est-il arrivé dans le petit pays montagneux de Sichem que la famine l’en fait sortir. Il va en Égypte avec sa femme chercher de quoi vivre. Il y a deux cents lieues de Sichem à Memphis ; est-il naturel qu’on aille demander du blé si loin, et dans un pays dont on n’entend point la langue ? Voilà d’étranges voyages entrepris à l’âge de près de cent quarante années.

Il amène à Memphis sa femme Sara, qui était extrêmement jeune, et presque enfant en comparaison de lui, car elle n’avait que soixante-cinq ans. Comme elle était très belle, il résolut de tirer parti de sa beauté : « Feignez que vous êtes ma sœur, lui dit-il, afin qu’on me fasse du bien à cause de vous. » Il devait bien plutôt lui dire : Feignez que vous êtes ma fille. Le roi devint amoureux de la jeune Sara, et donna au prétendu frère beaucoup de brebis, de bœufs, d’ânes, d’ânesses, de chameaux, de serviteurs, de servantes : ce qui prouve que l’Égypte dès lors était un royaume très puissant et très policé, par conséquent très ancien, et qu’on récompensait magnifiquement les frères qui venaient offrir leurs sœurs aux rois de Memphis.

La jeune Sara avait quatre-vingt-dix ans quand Dieu lui promit qu’Abraham, qui en avait alors cent soixante, lui ferait un enfant dans l’année.

Abraham, qui aimait à voyager, alla dans le désert horrible de Cadès avec sa femme grosse, toujours jeune et toujours jolie. Un roi de ce désert ne manqua pas d’être amoureux de Sara comme le roi d’Égypte l’avait été. Le père des croyants fit le même mensonge qu’en Égypte : il donna sa femme pour sa sœur, et eut encore de cette affaire des brebis, des bœufs, des serviteurs, et des servantes. On peut dire que cet Abraham devint fort riche du chef de sa femme. Les commentateurs ont fait un nombre prodigieux de volumes pour justifier la conduite d’Abraham, et pour concilier la chronologie. Il faut donc renvoyer le lecteur à ces commentaires. Ils sont tous composés par des esprits fins et délicats, excellents métaphysiciens, gens sans préjugés, et point du tout pédants[1].

Au reste ce nom Bram, Abram était fameux dans l’Inde et dans la Perse ; plusieurs doctes prétendent même que c’était le même législateur que les Grecs appelèrent Zoroastre. D’autres disent que c’était le Brama des Indiens : ce qui n’est pas démontré[2].

Mais ce qui paraît fort raisonnable à beaucoup de savants, c’est

  1. Fin de l’article en 1764. (B.)
  2. Fin de l’article en 1765. Ce qui suit fut ajouté en 176?. (B.)