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BAISER.

d’être les plus orthodoxes accusaient les autres des impuretés les plus inconcevables. Le terme de gnostique, qui fut d’abord si honorable, et qui signifiait savant, éclairé, pur, devint un terme d’horreur et de mépris, un reproche d’hérésie. Saint Épiphane, au IIIe siècle, prétendait qu’ils se chatouillaient d’abord les uns les autres, hommes et femmes ; qu’ensuite ils se donnaient des baisers fort impudiques, et qu’ils jugeaient du degré de leur foi par la volupté de ces baisers ; que le mari disait à sa femme, en lui présentant un jeune initié : Fais l’agape avec mon frère ; et qu’ils faisaient l’agape.

Nous n’osons répéter ici, dans la chaste langue française, ce que saint Épiphane[1] ajoute en grec[2]. Nous dirons seulement que peut-être on en imposa un peu à ce saint ; qu’il se laissa trop emporter à son zèle, et que tous les hérétiques ne sont pas de vilains débauchés.

La secte des piétistes, en voulant imiter les premiers chrétiens, se donne aujourd’hui des baisers de paix en sortant de l’assemblée, et en s’appelant mon frère, ma sœur ; c’est ce que m’avoua, il y a vingt ans, une piétiste fort jolie et fort humaine. L’ancienne coutume était de baiser sur la bouche ; les piétistes l’ont soigneusement conservée.

Il n’y avait point d’autre manière de saluer les dames en France, en Allemagne, en Italie, en Angleterre ; c’était le droit des cardinaux de baiser les reines sur la bouche, et même en

  1. Épiphane, Contra hœres, lib. I, t. ii.
  2. En voici la traduction littérale en latin : « Postquam enim inter se permixti fuerunt per scortationis affectum, insuper blasphemiam suam in cœlum extendunt. Et suscipit quidem muliercula, itemque vir, fluxum a masculo in proprias suas manus ; et stant ad cœlum intuentes ; et immunditiam in manibus habentes, precantur nimirum stratiotici quidem et gnostici appellati, ad patrem, ut aiunt, universorum, offerentes ipsum hoc quod in manibus habent, et dicunt : Offerimus tibi hoc donum corpus Christi. Et sic ipsum edunt assumentes suam ipsorum immunditiam, et dicunt : Hoc est corpus Christi, et hoc est pascha. Ideo patiuntur corpora nostra, et coguntur confiteri passionem Christi. Eodum vero modo etiam de fœmina ; ibi contigerit ipsam in sanguinis fluxu esse, menstruum collectum ab ipsa immunditia sanguinem acceptura in communi edunt ; et hic est (inquiunt) sanguis Christi. »

    Comment saint Épiphane eût-il reproché des turpitudes si exécrables à la plus savante des premières sociétés chrétiennes, si elle n’avait pas donné lieu à ces accusations ? comment osa-t-il les accuser s’ils étaient innocents ? Ou saint Épiphane était le plus extravagant des calomniateurs, ou ces gnostiques étaient les dissolus les plus infâmes, et en même temps les plus détestables hypocrites qui fussent sur la terre. Comment accorder de telles contradictions ? comment sauver le berceau de notre Église triomphante des horreurs d’un tel scandale ? Certes rien n’est plus propre à nous faire rentrer en nous-mêmes, à nous faire sentir notre extrême misère. (Note de Voltaire.)