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BABEL.

La Vulgate met le déluge en l’année du monde 1656, et on place la construction de la tour de Babel en 1771, c’est-à-dire cent quinze ans après la destruction du genre humain, et pendant la vie même de Noé.

Les hommes purent donc multiplier avec une prodigieuse célérité ; tous les arts renaquirent en bien peu de temps. Si on réfléchit au grand nombre de métiers différents qu’il faut employer pour élever une tour si haute, on est effrayé d’un si prodigieux ouvrage.

Il y a bien plus : Abraham était né, selon la Bible, environ quatre cents ans après le déluge ; et déjà on voyait une suite de rois puissants en Égypte et en Asie. Bochart[1] et les autres doctes ont beau charger leurs gros livres de systèmes et de mots phéniciens et chaldéens qu’ils n’entendent point ; ils ont beau prendre la Thrace pour la Cappadoce, la Grèce pour la Crète, et l’île de Chypre pour Tyr ; ils n’en nagent pas moins dans une mer d’ignorance qui n’a ni fond ni rive. Il eût été plus court d’avouer que Dieu nous a donné, après plusieurs siècles, les livres sacrés pour nous rendre plus gens de bien, et non pour faire de nous des géographes, et des chronologistes, et des étymologistes.

Babel est Babylone ; elle fut fondée, selon les historiens persans[2], par un prince nommé Tâmurath. La seule connaissance qu’on ait de ses antiquités consiste dans les observations astronomiques de dix-neuf cent trois années, envoyées par Callisthène, par ordre d’Alexandre, à son précepteur Aristote. À cette certitude se joint une probabilité extrême qui lui est presque égale : c’est qu’une nation qui avait une suite d’observations célestes depuis près de deux mille ans était rassemblée en corps de peuple, et formait une puissance considérable plusieurs siècles avant la première observation.

Il est triste qu’aucun des calculs des anciens auteurs profanes ne s’accorde avec nos auteurs sacrés, et que même aucun nom des princes qui régnèrent après les différentes époques assignées au déluge n’ait été connu ni des Égyptiens, ni des Syriens, ni des Babyloniens, ni des Grecs.

Il n’est pas moins triste qu’il ne soit resté sur la terre, chez les auteurs profanes, aucun vestige de la tour de Babel : rien de

  1. Samuel Bochart, né à Rouen en 1599, mort à Caen en 1653, était un savant orientaliste dont les ouvrages ont été recueillis en 1712, par un éditeur de Leyde, en trois volumes in-folio. Le principal est la Géographie sacrée. Elle eut tant de retentissement que Christine de Suède en désira voir l’auteur, et appela Samuel Bochart à Stockholm en 1652. (E. B.)
  2. Voyez la Bibliothèque orientale. (Note de Voltaire.)