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ASSASSINAT.

deux premiers eussent trouvé un vaisseau de croisés tout prêt pour les transporter amicalement, et les deux autres encore un autre vaisseau.

Cent auteurs pourtant ont rapporté au long cette aventure les uns après les autres, quoique Joinville, contemporain, qui alla sur les lieux, n’en dise mot.

Et voilà justement comme on écrit l’histoire[1].

Le jésuite Maimbourg, le jésuite Daniel, vingt autres jésuites, Mézerai, quoiqu’il ne soit pas jésuite, répètent cette absurdité. L’abbé Velly, dans son Histoire de France, la redit avec complaisance, le tout sans aucune discussion, sans aucun examen, et sur la foi d’un Guillaume de Nangis qui écrivait environ soixante ans après cette belle aventure, dans un temps où l’on ne compilait l’histoire que sur des bruits de ville.

Si l’on n’écrivait que les choses vraies et utiles, l’immensité de nos livres d’histoire se réduirait à bien peu de chose.

On a pendant six cents ans rebattu le conte du Vieux de la montagne, qui enivrait de voluptés ses jeunes élus dans ses jardins délicieux, leur faisait accroire qu’ils étaient en paradis, et les envoyait ensuite assassiner des rois au bout du monde pour mériter un paradis éternel.

Vers le levant, le Vieil de la Montagne
Se rendit craint par un moyen nouveau :
Craint n’était-il pour l’immense campagne
Qu’il possédât, ni pour aucun monceau
D’or ou d’argent ; mais parce qu’au cerveau
De ses sujets il imprimait des choses
Qui de maint fait courageux étaient causes.
Il choisissait entre eux les plus hardis,
Et leur faisait donner du paradis
Un avant-goût à leurs sens perceptible
(Du paradis de son législateur).
Rien n’en a dit ce prophète menteur,
Qui ne devînt très-croyable et sensible
À ces gens-là. Comment s’y prenait-on ?
On les faisait boire tous de façon
Qu’ils s’enivraient, perdaient sens et raison.
En cet état, privés de connaissance,

  1. Vers de Voltaire, le seul qu’on ait retenu de sa comédie de Charlot  (I, vii). On le cite souvent.