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ABEILLES.


Un pauvre qui a fait serment d’être pauvre, et qui en conséquence est souverain ! on l’a déjà dit ; il faut le redire mille fois : cela est intolérable. Les lois réclament contre cet abus, la religion s’en indigne, et les véritables pauvres sans vêtement et sans nourriture poussent des cris au ciel à la porte de monsieur l’abbé.

Mais j’entends messieurs les abbés d’Italie, d’Allemagne, de Flandre, de Bourgogne, qui disent : Pourquoi n’accumulerons-nous pas des biens et des honneurs ? pourquoi ne serons-nous pas princes ? les évêques le sont bien. Ils étaient originairement pauvres comme nous, ils se sont enrichis, ils se sont élevés ; l’un d’eux est devenu supérieur aux rois ; laissez-nous les imiter autant que nous pourrons.

— Vous avez raison, messieurs, envahissez la terre ; elle appartient au fort ou à l’habile qui s’en empare ; vous avez profité des temps d’ignorance, de superstition, de démence, pour nous dépouiller de nos héritages et pour nous fouler à vos pieds, pour vous engraisser de la substance des malheureux : tremblez que le jour de la raison arrive.



ABEILLES[1].


Les abeilles peuvent paraître supérieures à la race humaine, en ce qu’elles produisent de leur substance une substance utile, et que de toutes nos sécrétions il n’y en a pas une seule qui soit bonne à rien, pas une seule même qui ne rende le genre humain désagréable.

Ce qui m’a charmé dans les essaims qui sortent de la ruche, c’est qu’ils sont beaucoup plus doux que nos enfants qui sortent du collège. Les jeunes abeilles alors ne piquent personne, du moins rarement et dans des cas extraordinaires. Elles se laissent prendre, on les porte la main nue paisiblement dans la ruche qui leur est destinée ; mais dès qu’elles ont appris dans leur nouvelle maison à connaître leurs intérêts, elles deviennent semblables à nous, elles font la guerre. J’ai vu des abeilles très tranquilles aller pendant six mois travailler dans un pré voisin couvert de fleurs qui leur convenaient. On vint faucher le pré, elles sortirent en fureur de la ruche, fondirent sur les faucheurs qui leur volaient leur bien, et les mirent en fuite.

  1. Questions sur l’Encyclopédie, première partie, 1770. (B.)