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ART DRAMATIQUE.

public de s’être abaissé jusqu’à faire des vers. Il donna une ode en prose, et une tragédie en prose : et on se moqua de lui. Il n’en a pas été de même de la comédie ; Molière avait écrit son Avare en prose pour le mettre ensuite en vers ; mais il parut si bon, que les comédiens voulurent le jouer tel qu’il était, et que personne n’osa depuis y toucher.

Au contraire, le Convive de Pierre, qu’on a si mal à propos appelé le Festin de Pierre, fut versifié après la mort de Molière par Thomas Corneille, et est toujours joué de cette façon.

Je pense que personne ne s’avisera de versifier le George Dandin. La diction en est si naïve, si plaisante, tant de traits de cette pièce sont devenus proverbes, qu’il semble qu’on les gâterait si on voulait les mettre en vers.

Ce n’est pas peut-être une idée fausse de penser qu’il y a des plaisanteries de prose, et des plaisanteries de vers. Tel bon conte, dans la conversation, deviendrait insipide s’il était rimé ; et tel autre ne réussira bien qu’en rimes. Je pense que monsieur et madame la comtesse de Sottenville, et madame la comtesse d’Escarbagnas, ne seraient point si plaisants s’ils rimaient. Mais dans les grandes pièces remplies de portraits, de maximes, de récits, et dont les personnages ont des caractères fortement dessinés, telles que le Misanthrope, le Tartuffe, l’École des femmes, celle des maris, les Femmes savantes, le Joueur, les vers me paraissent absolument nécessaires ; et j’ai toujours été de l’avis de Michel Montaigne[1], qui dit que « la sentence, pressée aux pieds nombreux de la poésie, s’eslance bien plus brusquement, et me fiert d’une plus vifve secousse ».

Ne répétons point ici ce qu’on a tant dit de Molière ; on sait assez que dans ses bonnes pièces il est au-dessus des comiques de toutes les nations anciennes et modernes. Despréaux a dit (Épître VII, 33-38) :

Mais sitôt que d’un trait de ses fatales mains
La Parque l’eut rayé du nombre des humains,
On reconnut le prix de sa muse éclipsée.
L’aimable Comédie, avec lui terrassée,
En vain d’un coup si rude espéra revenir,
Et sur ses brodequins ne put plus se tenir.

Put plus est un peu rude à l’oreille ; mais Boileau avait raison.

Depuis 1673, année dans laquelle la France perdit Molière, on ne vit pas une seule pièce supportable jusqu’au Joueur, du tréso-

  1. Essais, I, 25.