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ART DRAMATIQUE.

à voir tomber Zaïre sous le poignard d’Orosmane dont elle est idolâtrée. Tuez, si vous voulez, ce que vous aimez ; mais ne tuez jamais une personne indifférente ; le public sera très-indifférent à cette mort : on n’aime point du tout Ériphile. Racine l’a rendue supportable jusqu’au quatrième acte ; mais dès qu’Iphigénie est en péril de mort, Ériphile est oubliée, et bientôt haïe : elle ne ferait pas plus d’effet que la biche de Diane.

On m’a mandé depuis peu qu’on avait essayé à Paris le spectacle que M. Luneau de Boisjermain avait proposé, et qu’il n’a point réussi. Il faut savoir qu’un récit écrit par Racine est supérieur à toutes les actions théâtrales.

D’Athalie.

Je commencerai par dire d’Athalie que c’est là que la catastrophe est admirablement en action, c’est là que se fait la reconnaissance la plus intéressante ; chaque acteur y joue un grand rôle. On ne tue point Athalie sur le théâtre ; le fils des rois est sauvé, et est reconnu roi : tout ce spectacle transporte les spectateurs.

Je ferais ici l’éloge de cette pièce, le chef-d’œuvre de l’esprit humain, si tous les gens de goût de l’Europe ne s’accordaient pas à lui donner la préférence sur presque toutes les autres pièces. On peut condamner le caractère et l’action du grand-prêtre Joad ; sa conspiration, son fanatisme, peuvent être d’un très-mauvais exemple ; aucun souverain, depuis le Japon jusqu’à Naples, ne voudrait d’un tel pontife ; il est factieux, insolent, enthousiaste, inflexible, sanguinaire ; il trompe indignement sa reine ; il fait égorger par des prêtres cette femme âgée de quatre-vingts ans, qui n’en voulait certainement pas à la vie du jeune Joas, qu’elle voulait élever comme son propre fils[1].

J’avoue qu’en réfléchissant sur cet événement, on peut détester la personne du pontife ; mais on admire l’auteur, on s’assujettit sans peine à toutes les idées qu’il présente, on ne pense, on ne sent que d’après lui. Son sujet, d’ailleurs respectable, ne permet pas les critiques qu’on pourrait faire si c’était un sujet d’invention. Le spectateur suppose avec Racine que Joad est en droit de faire tout ce qu’il fait; et, ce principe une fois posé, on convient que la pièce est ce que nous avons de plus parfaitement conduit, de plus simple et de plus sublime. Ce qui ajoute encore au

  1. Athalie, II, vii.