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ART DRAMATIQUE.

même le nœud : c’est elle qui, sans le savoir, inspire des soupçons cruels à Clytemnestre, et une juste jalousie à Iphigénie ; et par un art encore plus admirable, l’auteur sait intéresser pour cette Ériphile elle-même. Elle a toujours été malheureuse, elle ignore ses parents, elle a été prise dans sa patrie mise en cendres : un oracle funeste la trouble, et, pour comble de maux, elle a une passion involontaire pour ce même Achille dont elle est captive.

Dans les cruelles mains par qui je fus ravie,
Je demeurai longtemps sans lumière et sans vie.
Enfin mes tristes yeux cherchèrent la clarté ;
Et, me voyant presser d’un bras ensanglanté,
Je frémissais, Doris, et d’un vainqueur sauvage
Craignais[1] de rencontrer l’effroyable visage.
J’entrai dans son vaisseau, détestant sa fureur,
Et toujours détournant ma vue avec horreur.
Je le vis : son aspect n’avait rien de farouche ;
Je sentis le reproche expirer dans ma bouche.
Je sentis contre moi mon cœur se déclarer,
J’oubliai ma colère, et ne sus que pleurer.

(Acte II, scène i.)

Il le faut avouer, on ne faisait point de tels vers avant Racine ; non-seulement personne ne savait la route du cœur, mais presque personne ne savait les finesses de la versification, cet art de rompre la mesure :

Je le vis : son aspect n’avait rien de farouche.

Personne ne connaissait cet heureux mélange de syllabes longues et brèves, et de consonnes suivies de voyelles qui font couler un vers avec tant de mollesse, et qui le font entrer dans une oreille sensible et juste avec tant de plaisir.

Quel tendre et prodigieux effet cause ensuite l’arrivée d’Iphigénie ! Elle vole après son père aux yeux d’Ériphile même, de son père qui a pris enfin la résolution de la sacrifier ; chaque mot de cette scène tourne le poignard dans le cœur, Iphigénie ne dit pas des choses outrées, comme dans Euripide, je voudrais être folle

  1. Des puristes ont prétendu qu’il fallait je craignais ; ils ignorent les heureuses libertés de la poésie ; ce qui est une négligence en prose, est très-souvent une beauté en vers. Racine s’exprime avec une élégance exacte, qu’il ne sacrifie jamais à la chaleur du style. (Note de Voltaire.)