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ART DRAMATIQUE.

Brutus, dans la même pièce, après avoir formé la conspiration, dit : « Depuis que j’en parlai à Cassius pour la première fois, le sommeil m’a fui ; entre un dessein terrible et le moment de l’exécution, l’intervalle est un songe épouvantable. La mort et le génie tiennent conseil dans l’âme. Elle est bouleversée ; son intérieur est le champ d’une guerre civile. »

Il ne faut pas omettre ici ce beau monologue de Hamlet, qui est dans la bouche de tout le monde et qu’on a imité en français avec les ménagements qu’exige la langue d’une nation scrupuleuse à l’excès sur les bienséances.

Demeure, il faut choisir de l’être et du néant[1].
Ou souffrir ou périr, c’est là ce qui m’attend.
Ciel, qui voyez mon trouble, éclairez mon courage.
Faut-il vieillir courbé sous la main qui m’outrage,
Supporter ou finir mon malheur et mon sort ?
Qui suis-je? qui m’arrête ? et qu’est-ce que la mort ?
C’est la fin de nos maux, c’est mon unique asile ;
Après de longs transports, c’est un sommeil tranquille.
On s’endort, et tout meurt. Mais un affreux réveil
Doit succéder peut-être aux douceurs du sommeil.
On nous menace, on dit que cette courte vie
De tourments éternels est aussitôt suivie.
Ô mort ! moment fatal ! affreuse éternité.
Tout cœur à ton seul nom se glace épouvanté.
Eh ! qui pourrait sans toi supporter cette vie.
De nos prêtres menteurs bénir l’hypocrisie,
D’une indigne maîtresse encenser les erreurs,
Ramper sous un ministre, adorer ses hauteurs,
Et montrer les langueurs de son âme abattue
À des amis ingrats qui détournent la vue ?
La mort serait trop douce en ces extrémités ;
Mais le scrupule parle, et nous crie : Arrêtez ;
Il défend à nos mains cet heureux homicide.
Et d’un héros guerrier fait un chrétien timide.

Que peut-on conclure de ce contraste de grandeur et de bassesse, de raisons sublimes et de folies grossières, enfin de tous les contrastes que nous venons de voir dans Shakespeare ? qu’il aurait été un poëte parfait s’il avait vécu du temps d’Addison.

  1. Voltaire avait déjà donné cette imitation, toutefois avec quelques différences dans les trois premiers vers ; voyez dans les Mélanges, année 1734, la dix-huitième des Lettres philosophiques.