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ART DRAMATIQUE.

le sieur Samuel Johnson. J’y ai vu qu’on y traite de petits esprits les étrangers qui sont étonnés que dans les pièces de ce grand Shakespeare « un sénateur romain fasse le bouffon, et qu’un roi paraisse sur le théâtre en ivrogne ».

Je ne veux point soupçonner le sieur Johnson d’être un mauvais plaisant, et d’aimer trop le vin ; mais je trouve un peu extraordinaire qu’il compte la bouffonnerie et l’ivrognerie parmi les beautés du théâtre tragique ; la raison qu’il en donne n’est pas moins singulière. « Le poëte, dit-il, dédaigne ces distinctions accidentelles de conditions et de pays, comme un peintre qui, content d’avoir peint la figure, néglige la draperie. » La comparaison serait plus juste s’il parlait d’un peintre qui, dans un sujet noble, introduirait des grotesques ridicules, peindrait dans la bataille d’Arbelles Alexandre le Grand monté sur un âne, et la femme de Darius buvant avec des goujats dans un cabaret.

Il n’y a point de tels peintres aujourd’hui en Europe ; et s’il y en avait chez les Anglais, c’est alors qu’on pourrait leur appliquer ce vers de Virgile :

Et penitus toto divisos orbe Britannos.

(Ecl. i, 67.)

On peut consulter la traduction exacte des trois premiers actes du Jules César de Shakespeare, dans le deuxième tome des œuvres de Corneille[1].

C’est là que Cassius dit que César demandait à boire quand il avait la fièvre ; c’est là qu’un savetier dit à un tribun qu’il veut le ressemeler ; c’est là qu’on entend César s’écrier qu’il ne fait jamais de tort que justement ; c’est là qu’il dit que le danger et lui sont nés de la même ventrée, qu’il est l’aîné, que le danger sait bien que César est plus dangereux que lui, et que tout ce qui le menace ne marche jamais que derrière son dos.

Lisez la belle tragédie du Maure de Venise. Vous trouverez à la première scène que la fille d’un sénateur « fait la bête à deux dos avec le Maure, et qu’il naîtra de cet accouplement des chevaux de Barbarie ». C’est ainsi qu’on parlait alors sur le théâtre tragique de Londres. Le génie de Shakespeare ne pouvait être que le disciple des mœurs et de l’esprit du temps.

  1. C’est à la suite de Cinna que, dans le tome II de son édition du Théâtre de P. Corneille, Voltaire donna, en 1764, la traduction dont il parle ici, et qui est rangée parmi ses pièces de théâtre dans la présente édition.