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ART DRAMATIQUE.

Qui croirait que dans cet abîme de grossièretés insipides il y ait de temps en temps des traits de génie, et je ne sais quel fracas de théâtre qui peut amuser, et même intéresser ?

Peut-être quelques-unes de ces pièces barbares ne s’éloignent-elles pas beaucoup de celles d’Eschyle, dans lesquelles la religion des Grecs était jouée, comme la religion chrétienne le fut en France et en Espagne.

Qu’est-ce en effet que Vulcain enchaînant Prométhée sur un rocher, par ordre de Jupiter ? qu’est-ce que la Force et la Vaillance, qui servent de garçons bourreaux à Vulcain, sinon un auto sacramentale grec ? Si Calderon a introduit tant de diables sur le théâtre de Madrid, Eschyle n’a-t-il pas mis des furies sur le théâtre d’Athènes ? Si Pascal Vivas sert la messe, ne voit-on pas une vieille pythonisse qui fait toutes ses cérémonies sacrées dans la tragédie des Euménides ? La ressemblance me paraît assez grande.

Les sujets tragiques n’ont pas été traités autrement chez les Espagnols que leurs actes sacramentaux : c’est la même irrégularité, la même indécence, la même extravagance. Il y a toujours eu un ou deux bouffons dans les pièces dont le sujet est le plus tragique. On en voit jusque dans le Cid. Il n’est pas étonnant que Corneille les ait retranchés.

On connaît l’Héraclius de Calderon, intitulé Tout est mensonge et tout est vérité, antérieur de près de vingt années à l’Héraclius de Corneille. L’énorme démence de cette pièce n’empêche pas qu’elle ne soit semée de plusieurs morceaux éloquents, et de quelques traits de la plus grande beauté. Tels sont, par exemple, ces quatre vers admirables que Corneille a si heureusement traduits :

Mon trône est-il pour toi plus honteux qu’un supplice ?
Ô malheureux Phocas ! ô trop heureux Maurice !
Tu recouvres deux fils pour mourir après toi,
Et je n’en puis trouver pour régner après moi !

(Héraclius, acte IV, scène iv.)

Non-seulement Lope de Vega avait précédé Calderon dans toutes les extravagances d’un théâtre grossier et absurde, mais il les avait trouvées établies. Lope de Vega était indigné de cette barbarie, et cependant il s’y soumettait. Son but était de plaire à un peuple ignorant, amateur du faux merveilleux, qui voulait qu’on parlât à ses yeux plus qu’à son âme. Voici comme Vega s’en explique lui-même dans son Nouvel Art de faire des comédies de son temps.