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ART DRAMATIQUE.

régulière. Il y observa les trois unités de lieu, de temps, et d’action. Il y introduisit les chœurs des anciens. Rien n’y manquait que le génie. C’était une longue déclamation. Mais, pour le temps où elle fut faite, on peut la regarder comme un prodige. Cette pièce fut représentée à Vicence, et la ville construisit exprès un théâtre magnifique. Tous les littérateurs de ce beau siècle accoururent aux représentations, et prodiguèrent les applaudissements que méritait cette entreprise estimable.

En 1516, le pape Léon X honora de sa présence la Rosemonde du Rucellai : toutes les tragédies qu’on fit alors à l’envi furent régulières, écrites avec pureté, et naturellement ; mais ce qui est étrange, presque toutes furent un peu froides : tant le dialogue en vers est difficile ; tant l’art de se rendre maître du cœur est donné à peu de génies ; le Torrismond même du Tasse fut encore plus insipide que les autres.

On ne connut que dans le Pastor fido du Guarini ces scènes attendrissantes qui font verser des larmes, qu’on retient par cœur malgré soi ; et voilà pourquoi nous disons retenir par cœur, car ce qui touche le cœur se grave dans la mémoire.

Le cardinal Bibiena avait longtemps auparavant rétabli la vraie comédie, comme Trissino rendit la vraie tragédie aux Italiens.

Dès l’an 1480[1] quand toutes les autres nations de l’Europe croupissaient dans l’ignorance absolue de tous les arts aimables, quand tout était barbare, ce prélat avait fait jouer sa Calandra, pièce d’intrigue, et d’un vrai comique, à laquelle on ne reproche que des mœurs un peu trop licencieuses, ainsi qu’à la Mandragore de Machiavel.

Les Italiens seuls furent donc en possession du théâtre pendant près d’un siècle, comme ils le furent de l’éloquence, de l’histoire, des mathématiques, de tous les genres de poésie, et de tous les arts où le génie dirige la main.

Les Français n’eurent que de misérables farces, comme on sait, pendant tout le xve et xvie siècle.

Les Espagnols, tout ingénieux qu’ils sont, quelque grandeur qu’ils aient dans l’esprit, ont conservé jusqu’à nos jours cette détestable coutume d’introduire les plus basses bouffonneries dans les sujets les plus sérieux ; un seul mauvais exemple une fois donné est capable de corrompre toute une nation, et l’habitude devient une tyrannie.

  1. N. B. — Non en 1520, comme dit le fils du grand Racine dans son Traité de la poésie. (Note de Voltaire.)