Ce qu’on appelle la justice est donc aussi arbitraire que les
modes. Il y a des temps d’horreur et de folie chez les hommes,
comme des temps de peste ; et cette contagion a fait le tour de la
terre.
Panem et circenses[2] est la devise de tous les peuples. Au lieu de tuer tous les Caraïbes, il fallait peut-être les séduire par des spectacles, par des funambules, des tours de gibecière et de la musique. On les eût aisément subjugués. Il y a des spectacles pour toutes les conditions humaines ; la populace veut qu’on parle à ses yeux, et beaucoup d’hommes d’un rang supérieur sont peuple. Les âmes cultivées et sensibles veulent des tragédies et des comédies.
Cet art commença en tous pays par les charrettes des Thespis, ensuite on eut ses Eschyles, et l’on se flatta bientôt d’avoir ses Sophocles et ses Euripides ; après quoi tout dégénéra : c’est la marche de l’esprit humain.
Je ne parlerai point ici du théâtre des Grecs. On a fait dans l’Europe moderne plus de commentaires sur ce théâtre qu’Euripide, Sophocle, Eschyle, Ménandre, et Aristophane, n’ont fait d’œuvres dramatiques ; je viens d’abord à la tragédie moderne.
C’est aux Italiens qu’on la doit, comme on leur doit la renaissance de tous les autres arts. Il est vrai qu’ils commencèrent dès le xiiie siècle, et peut-être auparavant, par des farces malheureusement tirées de l’Ancien et du Nouveau Testament, indigne abus qui passa bientôt en Espagne et en France : c’était une imitation vicieuse des essais que saint Grégoire de Nazianze avait faits en ce genre pour opposer un théâtre chrétien au théâtre païen de Sophocle et d’Euripide. Saint Grégoire de Nazianze mit quelque éloquence et quelque dignité dans ces pièces ; les Italiens et leurs imitateurs n’y mirent que des platitudes et des bouffonneries.
Enfin, vers l’an 1514, le prélat Trissino, auteur du poëme épique intitulé l’Italia liberata da’ Gothi, donna sa tragédie de Sophonisbe, la première qu’on eût vue en Italie, et cependant