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ARRÊTS DE MORT.

Imaginez que la reine Élisabeth meurt d’une indigestion la veille de la condamnation de Marie Stuart : alors Marie Stuart sera sur le trône d’Écosse, d’Angleterre et d’Irlande, au lieu de mourir par la main d’un bourreau dans un chambre tendue de noir. Que Cromwell tombe seulement malade, on se gardera bien de couper la tête à Charles Ier. Ces deux assassinats, revêtus, je ne sais comment, de la forme des lois, n’entrent guère dans la liste des injustices ordinaires. Figurez -vous des voleurs de grand chemin, qui, ayant garrotté et volé deux passants, se plairaient à nommer dans la troupe un procureur général, un président, un avocat, des conseillers, et qui, ayant signé une sentence, feraient pendre les deux passants en cérémonie : c’est ainsi que la reine d’Écosse et son petit-fils furent jugés.

Mais des jugements ordinaires, prononcés par les juges compétents contre des princes ou des hommes en place, y en a-t-il un seul qu’on eût ou exécuté, ou même rendu, si on avait eu un autre temps à choisir ? Y a-t-il un seul des condamnés, immolés sous le cardinal de Richelieu, qui n’eût été en faveur si leur procès avait été prolongé jusqu’à la régence d’Anne d’Autriche ? Le prince de Condé est arrêté sous François II ; il est jugé à mort par des commissaires ; François II meurt, et le prince de Condé redevient un homme puissant.

Ces exemples sont innombrables. Il faut surtout considérer l’esprit du temps. On a brûlé Vanini sur une accusation vague d’athéisme. S’il y avait aujourd’hui quelqu’un d’assez pédant et d’assez sot pour faire les livres de Vanini, on ne les lirait pas, et c’est tout ce qui en arriverait.

Un Espagnol passe par Genève au milieu du xvie siècle ; le Picard Jean Chauvin[1] apprend que cet Espagnol est logé dans une hôtellerie ; il se souvient que cet Espagnol a disputé contre lui sur une matière que ni l’un ni l’autre n’entendaient. Voilà mon théologien Jean Chauvin qui fait arrêter le passant, malgré toutes les lois divines et humaines, malgré le droit des gens reçu chez toutes les nations ; il le fait plonger dans un cachot, et le fait brûler à petit feu avec des fagots verts, afin que le supplice dure plus longtemps. Certainement cette manœuvre infernale ne tomberait aujourd’hui dans la tête de personne ; et si ce fou de Servet était venu dans le bon temps, il n’aurait eu rien à craindre.

  1. Plus connu sous le nom de Calvin, et qui fit brûler Servet, Voyez Essai sur les Mœurs, tome XII, page 306.