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ARRÊTS DE MORT.

de Lancize, mourante, la traîner hors du sein de sa famille, et lui dérober tous ses titres.

Quand les tribunaux rendent de tels arrêts, on entend des battements de mains du fond de la grand’chambre aux portes de Paris. Prenez garde à vous, messieurs ; ne demandez pas légèrement des lettres de cachet.

Un Anglais, en lisant cet article, a demandé : Qu’est-ce qu’une lettre de cachet ? on n’a jamais pu le lui faire comprendre.


ARRÊTS DE MORT[1].


En lisant l’histoire, et en voyant cette suite presque jamais interrompue de calamités sans nombre, entassées sur ce globe que quelques-uns appellent le meilleur des mondes possibles, j’ai été frappé surtout de la grande quantité d’hommes considérables dans l’État, dans l’Église, dans la société, qu’on a fait mourir comme des voleurs de grand chemin. Je laisse à part les assassinats, les empoisonnements ; je ne parle que des massacres en forme juridique, faits avec loyauté et cérémonie. Je commence par les rois et les reines. L’Angleterre seule en fournit une liste assez ample. Mais pour les chanceliers, chevaliers, écuyers, il faudrait des volumes.

De tous ceux qu’on a fait périr ainsi par justice, je ne crois pas qu’il y en ait quatre dans toute l’Europe qui eussent subi leur arrêt si leur procès eût duré quelque temps de plus, ou si leurs parties adverses étaient mortes d’apoplexie pendant l’instruction.

Que la fistule eût gangrené le rectum du cardinal de Richelieu quelques mois plus tôt, les de Thou, les Cinq-Mars, et tant d’autres, étaient en liberté. Si Barnevelt avait eu pour juges autant d’arminiens que de gomaristes, il serait mort dans son lit.

Si le connétable de Luynes n’avait pas demandé la confiscation de la maréchale d’Ancre, elle n’eût pas été brûlée comme sorcière. Qu’un homme réellement criminel, un assassin, un voleur public, un empoisonneur, un parricide soit arrêté, et que son crime soit prouvé, il est certain que, dans quelque temps, et par quelques juges qu’il soit jugé, il sera un jour condamné ; mais il n’en est pas de même des hommes d’État : donnez-leur seulement d’autres juges, ou attendez que le temps ait changé les intérêts, refroidi les passions, amené d’autres sentiments, leur vie sera en sûreté.

  1. Nouveaux Mélanges, tome III, 1765. (B.)