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APPARITION.

plus gros que la terre. Pour le voir dans sa dimension véritable, il faudrait avoir un œil qui en rassemblât les rayons sous un angle aussi grand que son disque : ce qui est impossible. Vos sens vous assistent donc beaucoup plus qu’ils ne vous trompent.

Le mouvement, le temps, la dureté, la mollesse, les dimensions, l’éloignement, l’approximation, la force, la faiblesse, les apparences, de quelque genre qu’elles soient, tout est relatif. Et qui a fait ces relations ?


APPARITION[1].


Ce n’est point du tout une chose rare qu’une personne, vivement émue, voie ce qui n’est point. Une femme, en 1726, accusée à Londres d’être complice du meurtre de son mari, niait le fait ; on lui présente l’habit du mort qu’on secoue devant elle ; son imagination épouvantée lui fait voir son mari même ; elle se jette à ses pieds, et veut les embrasser. Elle dit aux jurés qu’elle avait vu son mari.

Il ne faut pas s’étonner que Théodoric ait vu dans la tête d’un poisson qu’on lui servait celle de Symmaque, qu’il avait assassiné, ou fait exécuter injustement (c’est la même chose).

Charles IX, après la Saint-Barthélémy, voyait des morts et du sang, non pas en songe, mais dans les convulsions d’un esprit troublé, qui cherchait en vain le sommeil. Son médecin et sa nourrice l’attestèrent. Des visions fantastiques sont très-fréquentes dans les fièvres chaudes. Ce n’est point s’imaginer voir, c’est voir en effet. Le fantôme existe pour celui qui en a la perception. Si le don de la raison, accordé à la machine humaine, ne venait pas corriger ces illusions, toutes les imaginations échauffées seraient dans un transport presque continuel, et il serait impossible de les guérir.

C’est surtout dans cet état mitoyen entre la veille et le sommeil qu’un cerveau enflammé voit des objets imaginaires, et entend des sons que personne ne prononce. La frayeur, l’amour, la douleur, le remords, sont les peintres qui tracent les tableaux dans les imaginations bouleversées. L’œil qui est ébranlé pendant la nuit par un coup vers le petit canthus, et qui voit jaillir des étincelles, n’est qu’une très-faible image des inflammations de notre cerveau.

Aucun théologien ne doute qu’à ces causes naturelles la

  1. Questions sur l’Encyclopédie, seconde partie, 1770. (B.)