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ABC, OU ALPHABET.


maim, des Chotihet, des Thopheth ; il y aurait là de quoi faire enfuir notre chanteuse de l’Opéra de Naples. Figurez-vous les Romains d’aujourd’hui qui auraient retenu l’ancien alphabet étrurien, et à qui des marchands hollandais viendraient apporter celui dont ils se servent à présent. Tous les Romains feraient fort bien de recevoir leurs caractères ; mais ils se garderaient bien de parler la langue batave. C’est précisément ainsi que le peuple d’Athènes en usa avec les matelots de Caphthor, venant de Tyr ou de Bérith : les Grecs prirent leur alphabet, qui valait mieux que celui du Misraim qui est l’Égypte, et rebutèrent leur patois.

Philosophiquement parlant, et abstraction respectueuse faite de toutes les inductions qu’on pourrait tirer des livres sacrés, dont il ne s’agit certainement pas ici, la langue primitive n’est-elle pas une plaisante chimère ?

Que diriez-vous d’un homme qui voudrait rechercher quel a été le cri primitif de tous les animaux, et comment il est arrivé que dans une multitude de siècles les moutons se soient mis à bêler, les chats à miauler, les pigeons à roucouler, les linottes à siffler ? Ils s’entendent tous parfaitement dans leurs idiomes, et beaucoup mieux que nous. Le chat ne manque pas d’accourir aux miaulements très articulés et très variés de la chatte ; c’est une merveilleuse chose de voir dans le Mirebalais une cavale dresser ses oreilles, frapper du pied, s’agiter aux braiements intelligibles d’un âne. Chaque espèce a sa langue. Celle des Esquimaux et des Algonquins ne fut point celle du Pérou. Il n’y a pas eu plus de langue primitive, et d’alphabet primitif, que de chênes primitifs, et que d’herbe primitive.

Plusieurs rabbins prétendent que la langue mère était le samaritain ; quelques autres ont assuré que c’était le bas-breton : dans cette incertitude, on peut fort bien, sans offenser les habitants de Quimper et de Samarie, n’admettre aucune langue mère.

Ne peut-on pas, sans offenser personne, supposer que l’alphabet a commencé par des cris et des exclamations ? Les petits enfants disent d’eux-mêmes, ha he quand ils voient un objet qui les frappe ; hi hi quand ils pleurent ; hu hu, hou hou, quand ils se moquent ; aïe quand on les frappe ; et il ne faut pas les frapper.

À l’égard des deux petits garçons que le roi d’Égypte Psammeticus (qui n’est pas un mot égyptien) fit élever pour savoir quelle était la langue primitive, il n’est guère possible qu’ils se soient tous deux mis à crier bec bec pour avoir à déjeuner.

Des exclamations formées par des voyelles, aussi naturelles