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ANTI-LUCRÈCE.

pations du monde, et des épines des affaires, il ait pu écrire un si long ouvrage en vers, dans une langue étrangère, lui qui aurait à peine fait quatre bons vers dans sa propre langue. Il me semble qu’il réunit souvent la force de Lucrèce à l’élégance de Virgile. Je l’admire surtout dans cette facilité avec laquelle il exprime toujours des choses si difficiles.

Il est vrai que son Anti-Lucrèce est peut-être trop diffus et trop peu varié ; mais ce n’est pas en qualité de poète que je l’examine ici, c’est comme philosophe. Il me paraît qu’une aussi belle âme que la sienne devait rendre plus de justice aux mœurs d’Épicure, qui étant à la vérité un très-mauvais physicien, n’en était pas moins un très-honnête homme, et qui n’enseigna jamais que la douceur, la tempérance, la modération, la justice, vertus que son exemple enseignait encore mieux.

Voici comme ce grand homme est apostrophé dans l’Anti-Lucrèce (livre I, v. 524 et suiv.) :

Si virtutis eras avidus, rectique bonique
Tam sitiens, quid relligio tibi sancta nocebat ?
Aspera quippe nimis visa est ? Asperrima certe
Gaudenti vitiis, sed non virtutis amanti.
Ergo perfugium culpæ, solisque benignus
Perjuris ac fœdifragis, Epicure, parabas.
Solam hominum fæcem poteras devotaque furcis
Devincire tibi capita...

On peut rendre ainsi ce morceau en français, en lui prêtant, si je l’ose dire, un peu de force :

Ah ! si par toi le vice eût été combattu,
Si ton cœur pur et droit eût chéri la vertu !
Pourquoi donc rejeter, au sein de l’innocence,
Un Dieu qui nous la donne, et qui la récompense ?
Tu le craignais ce Dieu ; son règne redouté
Mettait un frein trop dur à ton impiété.
Précepteur des méchants, et professeur du crime,
Ta main de l’injustice ouvrit le vaste abîme,
Y fit tomber la terre, et le couvrit de fleurs.

Mais Épicure pouvait répondre au cardinal : Si j’avais eu le bonheur de connaître comme vous le vrai Dieu, d’être né comme vous dans une religion pure et sainte, je n’aurais pas certainement rejeté ce Dieu révélé dont les dogmes étaient nécessaire-