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ANTHROPOPHAGES.

îles peuplées de nègres qui mangeaient des hommes. Ils appellent ces îles Ramni. Le géographe de Nubie les nomme Rænmi, ainsi que la Bibliothèque orientale d’Herbelot.

Marc Paul, qui n’avait point lu la relation de ces deux Arabes, dit la même chose quatre cents ans après eux. L’archevêque Navarrète, qui a voyagé depuis dans ces mers, confirme ce témoignage : Los europeos que cogen, es constante que vivos se los van comiendo.

Texeira prétend que les Javans se nourrissaient de chair humaine, et qu’ils n’avaient quitté cette abominable coutume que deux cents ans avant lui. Il ajoute qu’ils n’avaient connu des mœurs plus douces qu’en embrassant le mahométisme.

On a dit la même chose de la nation du Pégu, des Cafres, et de plusieurs peuples de l’Afrique. Marc Paul, que nous venons déjà de citer, dit que chez quelques hordes tartares, quand un criminel avait été condamné à mort, on en faisait un repas : Hanno costoro un bestiale e orribile costume, che quando alcuno e giudicato a morte, lo tolgono e cuocono e mangian’ selo.

Ce qui est plus extraordinaire et plus incroyable, c’est que les deux Arabes attribuent aux Chinois mêmes ce que Marc Paul avance de quelques Tartares, « qu’en général les Chinois mangent tous ceux qui ont été tués ». Cette horreur est si éloignée des mœurs chinoises qu’on ne peut la croire. Le P. Parennin l’a réfutée en disant qu’elle ne mérite pas de réfutation.

Cependant il faut bien observer que le viiie siècle, temps auquel ces Arabes écrivirent leur voyage, était un des siècles les plus funestes pour les Chinois. Deux cent mille Tartares passèrent la grande muraille, pillèrent Pékin, et répandirent partout la désolation la plus horrible. Il est très-vraisemblable qu’il y eut alors une grande famine. La Chine était aussi peuplée qu’aujourd’hui. Il se peut que dans le petit peuple quelques misérables aient mangé des corps morts. Quel intérêt auraient eu ces Arabes à inventer une fable si dégoûtante ? Ils auront pris peut-être, comme presque tous les voyageurs, un exemple particulier pour une coutume du pays.

Sans aller chercher des exemples si loin, en voici un dans notre patrie, dans la province même où j’écris. Il est attesté par notre vainqueur, par notre maître, Jules César[1]. Il assiégeait Alexie dans l’Auxois ; les assiégés, résolus de se défendre jusqu’à la dernière extrémité, et manquant de vivres, assemblèrent un grand conseil,

  1. Bell. Gall., lib. VII. (Note de Voltaire.)