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ANTHROPOPHAGES.

mais le tableau du genre humain doit souvent produire cet effet.

« Comment des peuples toujours séparés les uns des autres ont-ils pu se réunir dans une si horrible coutume ? Faut-il croire qu’elle n’est pas absolument aussi opposée à la nature humaine qu’elle le paraît ? Il est sûr qu’elle est rare, mais il est sûr qu’elle existe.

« On ne voit pas que ni les Tartares ni les Juifs aient mangé souvent leurs semblables. La faim et le désespoir contraignirent, aux sièges de Sancerre et de Paris, pendant nos guerres de religion, des mères à se nourrir de la chair de leurs enfants. Le charitable Las Casas, évêque de Chiapa, dit que cette horreur n’a été commise en Amérique que par quelques peuples chez lesquels il n’a pas voyagé. Dampierre assure qu’il n’a jamais rencontré d’anthropophages, et il n’y a peut-être pas aujourd’hui deux peuplades où cette horrible coutume soit en usage. »

Améric Vespuce dit, dans une de ses lettres, que les Brasiliens furent fort étonnés quand il leur fit entendre que les Européans ne mangeaient point leurs prisonniers de guerre depuis longtemps.

Les Gascons et les Espagnols avaient commis autrefois cette barbarie, à ce que rapporte Juvénal dans sa quinzième satire (v. 83). Lui-même fut témoin en Égypte d’une pareille abomination sous le consulat de Junius : une querelle survint entre les habitants de Tintire et ceux d’Ombo : on se battit, et un Ombien étant tombé entre les mains des Tintiriens, ils le firent cuire, et le mangèrent jusqu’aux os. Mais il ne dit pas que ce fût un usage reçu ; au contraire, il en parle comme d’une fureur peu commune.

Le jésuite Charlevoix, que j’ai fort connu, et qui était un homme très-véridique, fait assez entendre, dans son Histoire du Canada, pays où il a vécu trente années, que tous les peuples de l’Amérique septentrionale étaient anthropophages, puisqu’il remarque comme une chose fort extraordinaire que les Acadiens ne mangeaient point d’hommes en 1711.

Le jésuite Brébœuf raconte qu’en 1640 le premier Iroquois qui fut converti, étant malheureusement ivre d’eau-de-vie, fut pris par les Hurons, ennemis alors des Iroquois. Le prisonnier, baptisé par le P. Brébœuf sous le nom de Joseph, fut condamné à la mort. On lui fit souffrir mille tourments, qu’il soutint toujours en chantant, selon la coutume du pays. On finit par lui couper un pied, une main et la tête, après quoi les Hurons mirent