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ANNALES.

champ ou d’un pré, le juge décide suivant le rapport des vieillards : le titre est la possession. Quelques grands événements se transmettent des pères aux enfants, et s’altèrent entièrement en passant de bouche en bouche ; ils n’ont point d’autres annales.

Voyez tous les villages de notre Europe si policée, si éclairée, si remplie de bibliothèques immenses, et qui semble gémir aujourd’hui sous l’amas énorme des livres. Deux hommes tout au plus par village, l’un portant l’autre, savent lire et écrire. La société n’y perd rien. Tous les travaux s’exécutent, on bâtit, on plante, on sème, on recueille, comme on faisait dans les temps les plus reculés. Le laboureur n’a pas seulement le loisir de regretter qu’on ne lui ait pas appris à consumer quelques heures de la journée dans la lecture. Cela prouve que le genre humain n’avait pas besoin de monuments historiques pour cultiver les arts véritablement nécessaires à la vie.

Il ne faut pas s’étonner que tant de peuplades manquent d’annales, mais que trois ou quatre nations en aient conservé qui remontent à cinq mille ans ou environ, après tant de révolutions qui ont bouleversé la terre. Il ne reste pas une ligne des anciennes annales égyptiennes, chaldéennes, persanes, ni de celles des Latins et des Étrusques. Les seules annales un peu antiques sont les indiennes, les chinoises, les hébraïques[1].

Nous ne pouvons appeler annales des morceaux d’histoire vagues et décousus, sans aucune date, sans suite, sans liaison, sans ordre : ce sont des énigmes proposées par l’antiquité à la postérité, qui n’y entend rien.

Nous n’osons assurer que Sanchoniathon, qui vivait, dit-on, avant le temps où l’on place Moïse[2], ait composé des annales. Il aura probablement borné ses recherches à sa cosmogonie, comme fit depuis Hésiode en Grèce. Nous ne proposons cette opinion que comme un doute, car nous n’écrivons que pour nous instruire, et non pour enseigner.

  1. Voyez l’article Histoire. (Note de Voltaire.)
  2. On a dit (voyez l’article Adam) que si Sanchoniathon avait vécu du temps de Moïse, ou après lui, l’évêque de Césarée Eusèbe, qui cite plusieurs de ses fragments, aurait indubitablement cité ceux où il eut été fait mention de Moïse et des prodiges épouvantables qui avaient étonné la nature. Sanchoniathon n’aurait pas manqué d’en parler ; Eusèbe aurait fait valoir son témoignage, il aurait prouvé l’existence de Moïse par l’aveu authentique d’un savant contemporain, d’un homme qui écrivait dans un pays où les Juifs se signalaient tous les jours par des miracles. Eusèbe ne cite jamais Sanchoniathon sur les actions de Moïse. Donc Sanchoniathon avait écrit auparavant. On le présume, mais avec la défiance que tout homme doit avoir de son opinion, excepté quand il ose assurer que deux et deux font quatre. (Id)