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ÂNE.

vous demande pardon de me mêler de la querelle ; peut-être chez les Grecs c’était une chose très-intéressante qu’un dieu qui couche avec son épouse sur une montagne ; mais je ne vois pas ce qu’on peut trouver là de bien fin et de bien attachant. Je conviendrai avec vous que le fichu qu’il a plu aux commentateurs et aux imitateurs d’appeler la ceinture de Vénus est une image charmante ; mais je n’ai jamais compris que ce fût un soporatif, ni comment Junon imaginait de recevoir les caresses du maître des dieux pour le faire dormir. Voilà un plaisant dieu de s’endormir pour si peu de chose ! Je vous jure que quand j’étais jeune, je ne m’assoupissais pas si aisément. J’ignore s’il est noble, agréable, intéressant, spirituel et décent, de faire dire par Junon à Jupiter :

« Si vous voulez absolument me caresser, allons-nous-en au ciel dans votre appartement, qui est l’ouvrage de Vulcain, et dont la porte ferme si bien qu’aucun des dieux n’y peut entrer. »

« Je n’entends pas non plus comment le Sommeil, que Junon prie d’endormir Jupiter, peut être un dieu si éveillé. Il arrive en un moment des îles de Lemnos et d’Imbros au mont Ida : il est beau de partir de deux îles à la fois ; de là il monte sur un sapin, il court aussitôt aux vaisseaux des Grecs ; il cherche Neptune, il le trouve, il le conjure de donner la victoire ce jour-là à l’armée des Grecs, et il retourne à Lemnos d’un vol rapide. Je n’ai rien vu de si frétillant que ce Sommeil.

« Enfin, s’il faut absolument coucher avec quelqu’un dans un poëme épique, j’avoue que j’aime cent fois mieux les rendez-vous d’Alcine avec Roger, et d’Armide avec Renaud.

« Venez, mon cher Florentin, me lire ces deux chants admirables de l’Arioste et du Tasse. »

Le Florentin ne se fit pas prier. Milord Chesterfield fut enchanté. L’Écossais pendant ce temps-là relisait Fingal, le professeur d’Oxford relisait Homère, et tout le monde était content.

On conclut enfin qu’heureux est celui qui, dégagé de tous les préjugés, est sensible au mérite des anciens et des modernes, apprécie leurs beautés, connaît leurs fautes, et les pardonne.


ÂNE.[1]


Ajoutons quelque chose à l’article Âne de l’Encyclopédie, concernant l’âne de Lucien, qui devint d’or entre les mains d’Apulée.

  1. Questions sur l’Encyclopédie, première partie. 1770. (B.)