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ANCIENS ET MODERNES.

siècles ; mais si nos arbres sont aussi grands que ceux d’autrefois, nous pouvons égaler Homère, Platon, et Démosthène.

« Éclaircissons ce paradoxe. Si les anciens avaient plus d’esprit que nous, c’est donc que les cerveaux de ce temps-là étaient mieux disposés, formés de fibres plus fermes ou plus délicates, remplis de plus d’esprits animaux ; mais en vertu de quoi les cerveaux de ce temps-là auraient-ils été mieux disposés ? Les arbres auraient donc été aussi plus grands et plus beaux : car si la nature était alors plus jeune et plus vigoureuse, les arbres, aussi bien que les cerveaux des hommes, auraient dû se sentir de cette vigueur et de cette jeunesse. » (Digression sur les anciens et les modernes, tome IV, édition de 1742.)

Avec la permission de cet illustre académicien, ce n’est point là du tout l’état de la question. Il ne s’agit pas de savoir si la nature a pu produire de nos jours d’aussi grands génies, et d’aussi bons ouvrages que ceux de l’antiquité grecque et latine ; mais de savoir si nous en avons en effet. Il n’est pas impossible sans doute qu’il y ait d’aussi grands chênes dans la forêt de Chantilly que dans celle de Dodone ; mais, supposé que les chênes de Dodone eussent parlé, il serait très-clair qu’ils auraient un grand avantage sur les nôtres, qui probablement ne parleront jamais.

Lamotte, homme d’esprit et de talent, qui a mérité des applaudissements dans plus d’un genre, a soutenu, dans une ode remplie de vers heureux[1], le parti des modernes. Voici une de ses stances :

Et pourquoi veut-on que j’encense
Ces prétendus dieux dont je sors ?
En moi la même intelligence
Fait mouvoir les mêmes ressorts.
Croit-on la nature bizarre,
Pour nous aujourd’hui plus avare
Que pour les Grecs et les Romains ?
De nos aînés mère idolâtre,
N’est-elle plus que la marâtre
Du reste grossier des humains ?

On pouvait lui répondre : Estimez vos aînés sans les adorer. Vous avez une intelligence et des ressorts comme Virgile et Horace en avaient ; mais ce n’est pas peut-être absolument la même

  1. L’Emulation, ode à M. de Fontenelle.