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ANATOMIE.

la ligne qui sépare à jamais les tentatives des hommes et les secrets impénétrables de la nature.

Interrogez Borelli sur la force exercée par le cœur dans sa dilatation, dans sa diastole; il vous assure qu’elle est égale à un poids de cent quatre-vingt mille livres dont il rabat ensuite quelques milliers. Adressez-vous à Keil, il vous certifie que cette force n’est que de cinq onces. Jurin vient qui décide qu’ils se sont trompés, et il fait un nouveau calcul ; mais un quatrième survenant prétend que Jurin s'est trompé aussi. La nature se moque d’eux tous, et pendant qu’ils disputent, elle a soin de notre vie : elle fait contracter et dilater le cœur par des voies que l’esprit humain ne peut découvrir.

On dispute depuis Hippocrate sur la manière dont se fait la digestion ; les uns accordent à l’estomac des sucs digestifs, d’autres les lui refusent. Les chimistes font de l’estomac un laboratoire. Hecquet en fait un moulin. Heureusement la nature nous fait digérer sans qu’il soit nécessaire que nous sachions son secret. Elle nous donne des appétits, des goûts et des aversions pour certains aliments, dont nous ne pourrons jamais savoir la cause.

On dit que notre chyle se trouve déjà tout formé dans les aliments mêmes, dans une perdrix rôtie. Mais que tous les chimistes ensemble mettent des perdrix dans une cornue, ils n’en retireront rien qui ressemble ni à une perdrix ni au chyle. Il faut avouer que nous digérons ainsi que nous recevons la vie, que nous la donnons, que nous dormons, que nous sentons, que nous pensons, sans savoir comment. On ne peut trop le redire[1].

Nous avons des bibliothèques entières sur la génération: mais personne ne sait encore seulement quel ressort produit l’intumescence dans la partie masculine.

On parle d’un suc nerveux qui donne la sensibilité à nos nerfs ; mais ce suc n’a pu être découvert par aucun anatomiste.

Les esprits animaux, qui ont une si grande réputation, sont encore à découvrir.

Votre médecin vous fera prendre une médecine, et ne sait pas comment elle vous purge.

La manière dont se forment nos cheveux et nos ongles nous est aussi inconnue que la manière dont nous avons des idées. Le plus vil excrément confond tous les philosophes.

Winslow et Lémeri entassent mémoire sur mémoire concernant la génération des mulets ; les savants se partagent: l’âne, fier

  1. L’auteur l’a déjà dit dans les sections i, page 132, et ix, page 158.