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ANA, ANECDOTES.

avoir été le fameux masque de fer, sans que l’idée la plus simple, la plus naturelle et la plus vraisemblable, se soit jamais présentée à eux. Le fait tel que M. de Voltaire le rapporte une fois admis, avec ses circonstances, l’existence d’un prisonnier d’une espèce si singulière, mise au rang des vérités historiques les mieux constatées, il paraît que non-seulement rien n’est plus aisé que de concevoir quel était ce prisonnier, mais il est même difficile qu’il puisse y avoir deux opinions sur ce sujet. L’auteur de cet article aurait communiqué plus tôt son sentiment s’il n’eût cru que cette idée devait déjà être venue à bien d’autres, et s’il ne se fût persuadé que ce n’était pas la peine de donner comme une découverte une chose qui, selon lui, saute aux yeux de tous ceux qui lisent cette anecdote.

Cependant, comme depuis quelque temps cet événement par-


    connu cette édition, et il n’a jamais contredit l’opinion qu’on y avance au sujet de l’homme au masque de fer.

    Il est le premier qui ait parlé de cet homme. Il a toujours combattu toutes les conjectures qu’on a faites sur ce masque ; il en a toujours parlé comme plus instruit que les autres, et comme ne voulant pas dire tout ce qu’il en savait.

    Aujourd’hui, il se répand une lettre de Mlle de Valois, écrite au duc, depuis maréchal de Richelieu, où elle se vante d’avoir appris du duc d’Orléans, son père, à d’étranges conditions, quel était l’homme au masque de fer ; et cet homme, dit-elle, était un frère jumeau de Louis XIV, né quelques heures après lui.

    Ou cette lettre, qu’il était si inutile, si indécent, si dangereux d’écrire, est une lettre supposée, ou le régent, en donnant à sa fille la récompense qu’elle avait si noblement acquise, crut affaiblir le danger qu’il y avait à révéler le secret de l’État, en altérant le fait, et en faisant de ce prince un cadet sans droit au trône, au lieu de l’héritier présomptif de la couronne.

    Mais Louis XIV, qui avait un frère ; Louis XIV, dont l’âme était magnanime ; Louis XIV, qui se piquait même d’une probité scrupuleuse, auquel l’histoire ne reproche aucun crime, qui n’en commit d’autre, en effet, que de s’être trop abandonné aux conseils de Louvois et des jésuites ; Louis XIV n’aurait jamais détenu un de ses frères dans une prison perpétuelle pour prévenir les maux annoncés par un astrologue, auquel il ne croyait pas. Il lui fallait des motifs plus importants. Fils aîné de Louis XIII, avoué par ce prince, le trône lui appartenait ; mais un fils né d’Anne d’Autriche, inconnu à son mari, n’avait aucun droit, et pouvait cependant essayer de se faire reconnaître, déchirer la France par une longue guerre civile, l’emporter peut-être sur le fils de Louis XIII, en alléguant le droit de primogéniture, et substituer une nouvelle race à l’antique race des Bourbons. Ces motifs, s’ils ne justifiaient pas entièrement la rigueur de Louis XIV, servaient au moins à l’excuser ; et le prisonnier, trop instruit de son sort, pouvait lui savoir quelque gré de n’avoir pas suivi des conseils plus rigoureux : conseils que la politique a trop souvent employés contre ceux qui avaient quelques prétentions à des trônes occupés par leurs concurrents.

    M. de Voltaire avait été lié dès sa jeunesse avec le duc de Richelieu, qui n’était pas discret ; si la lettre de Mlle de Valois est véritable, il l’a connue ; mais, doué d’un esprit juste, il a senti l’erreur, il a cherché d’autres instructions. Il était placé pour en avoir ; il a rectifié la verité altérée dans cette lettre, comme il a rectifié tant d’autres erreurs. (K.)