Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome17.djvu/224

Cette page a été validée par deux contributeurs.
204
ANA, ANECDOTES.



ANECDOTE SUR L’HOMME AU MASQUE DE FER.


L’auteur du Siècle de Louis XIV[1] est le premier qui ait parlé de l’homme au masque de fer dans une histoire avérée. C’est qu’il était très instruit de cette anecdote, qui étonne le siècle présent, qui étonnera la postérité, et qui n’est que trop véritable. On l’avait trompé sur la date de la mort de cet inconnu si singulièrement infortuné. Il fut enterré à Saint-Paul, le 3 mars 1703, et non en 1704[2].

Il avait été d’abord enfermé à Pignerol avant de l’être aux îles de Sainte-Marguerite, et ensuite à la Bastille, toujours sous la garde du même homme, de ce Saint-Mars qui le vit mourir. Le P. Griffet, jésuite, a communiqué au public le journal de la Bastille, qui fait foi des dates. Il a eu aisément ce journal, puisqu’il avait l’emploi délicat de confesser des prisonniers renfermés à la Bastille.

L’homme au masque de fer est une énigme dont chacun veut deviner le mot. Les uns ont dit que c’était le duc de Beaufort ; mais le duc de Beaufort fut tué par les Turcs à la défense de Candie, en 1669 ; et l’homme au masque de fer était à Pignerol en 1662. D’ailleurs, comment aurait-on arrêté le duc de Beaufort au milieu de son armée ? comment l’aurait-on transféré en France sans que personne en sût rien ? et pourquoi l’eût-on mis en prison, et pourquoi ce masque ?

Les autres ont rêvé le comte de Vermandois, fils naturel de Louis XIV, mort publiquement de la petite-vérole en 1683, à l’armée, et enterré dans la ville d’Arras[3].

On a ensuite imaginé que le duc de Monmouth, à qui le roi

  1. Chapitre XXV.
  2. C’est lui-même que Voltaire corrige. Dans l’édition de 1768 du Siècle de Louis XIV (chapitre XXV), il avait dit que Cet inconnu mourut en 1704. Les registres de la paroisse Saint-Paul datent son décès du 19 novembre 1703, et son enterrement du 20 novembre ; le nom du prisonnier mort n’est pas écrit très lisiblement : c’est Marchialy ou Marchealy, sans aucun prénom. L’acte dit qu’il était âgé de quarante-cinq ans ou environ. (B.)
  3. Dans les premières éditions de cet ouvrage, on avait dit que le duc de Vermandois fut enterré dans la ville d’Aire. On s’était trompé.

    Mais que ce soit dans Arras ou dans Aire, il est toujours constant qu’il mourut de la petite vérole, et qu’on lui fit des obsèques magnifiques. Il faut être fou pour imaginer qu’on enterra une bûche à sa place, que Louis XIV fit faire un service solennel à cette bûche, et que, pour achever la convalescence de son propre fils, il l’envoya prendre l’air à la Bastille pour le reste de sa vie, avec un masque de fer sur le visage. (Note de Voltaire.)