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ANA, ANECDOTES.

chassant vers Créteil, entra seul dans un cabaret où quelques gens de loi de Paris dînaient dans une chambre haute. Le roi, qui ne se fait pas connaître, et qui cependant devait être très connu, leur fait demander par l’hôtesse s’ils veulent l’admettre à leur table, ou lui céder une partie de leur rôti pour son argent. Les Parisiens répondent qu’ils ont des affaires particulières à traiter ensemble, que leur dîner est court, et qu’ils prient l’inconnu de les excuser.

Henri IV appelle ses gardes, et fait fouetter outrageusement les convives « pour leur apprendre, dit L’Estoile, une autre fois à être plus courtois à l’endroit des gentilshommes ».

Quelques auteurs, qui de nos jours se sont mêlés d’écrire la vie de Henri IV, copient L’Estoile sans examen, rapportent cette anecdote ; et, ce qu’il y a de pis, ils ne manquent pas de la louer comme une belle action de Henri IV.

Cependant le fait n’est ni vrai, ni vraisemblable ; et loin de mériter des éloges, c’eût été à la fois dans Henri IV l’action la plus ridicule, la plus lâche, la plus tyrannique, et la plus imprudente.

Premièrement, il n’est pas vraisemblable qu’en 1602 Henri IV, dont la physionomie était si remarquable et qui se montrait à tout le monde avec tant d’affabilité, fût inconnu dans Créteil auprès de Paris.

Secondement, L’Estoile, loin de constater ce conte impertinent, dit qu’il le tient d’un homme qui le tenait de M. de Vitry. Ce n’est donc qu’un bruit de ville.

Troisièmement, il serait bien lâche et bien odieux de punir d’une manière infamante des citoyens assemblés pour traiter d’affaires, qui certainement n’avaient commis aucune faute en refusant de partager leur dîner avec un inconnu très indiscret, qui pouvait fort aisément trouver à manger dans le même cabaret.

Quatrièmement, cette action si tyrannique, si indigne d’un roi, et même de tout honnête homme, si punissable par les lois dans tout pays, aurait été aussi imprudente que ridicule et criminelle ; elle eût rendu Henri IV exécrable à toute la bourgeoisie de Paris, qu’il avait tant d’intérêt de ménager.

Il ne fallait donc pas souiller l’histoire d’un conte si plat ; il ne fallait pas déshonorer Henri IV par une si impertinente anecdote.

Dans un livre intitulé Anecdotes littéraires[1] imprimé chez

  1. Les Anecdotes littéraires, 1750, 2 vol. in-12, ou 1752, 3 vol. in-12, sont attribuées à l’abbé Raynal ; dans l’édition de 1750, c’est à la page 369 du tome II qu’on lit l’anecdote rapportée ici. (B.)