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ÂME.
SECTION IX[1].


Je suppose une douzaine de bons philosophes dans une île où ils n’ont jamais vu que des végétaux. Cette île, et surtout douze bons philosophes, sont fort difficiles à trouver ; mais enfin cette fiction est permise. Ils admirent cette vie qui circule dans les fibres des plantes, qui semble se perdre et ensuite se renouveler ; et ne sachant pas trop comment les plantes naissent, comment elles prennent leur nourriture et leur accroissement, ils appellent cela une âme végétative. « Qu’entendez-vous par âme végétative ? leur dit-on. — C’est un mot, répondent-ils, qui sert à exprimer le ressort inconnu par lequel tout cela s’opère. — Mais ne voyez-vous pas, leur dit un mécanicien, que tout cela se fait naturellement par des poids, des leviers, des roues, des poulies ? — Non, diront nos philosophes : il y a dans cette végétation autre chose que des mouvements ordinaires ; il y a un pouvoir secret qu’ont toutes les plantes d’attirer à elles ce suc qui les nourrit : et ce pouvoir, qui n’est explicable par aucune mécanique, est un don que Dieu a fait à la matière, et dont ni vous ni moi ne comprenons la nature. »

Ayant ainsi bien disputé, nos raisonneurs découvrent enfin des animaux. « Oh ! oh ! disent-ils après un long examen, voilà des êtres organisés comme nous ! Ils ont incontestablement de la mémoire, et souvent plus que nous. Ils ont nos passions ; ils ont de la connaissance ; ils font entendre tous leurs besoins ; ils perpétuent comme nous leur espèce. » Nos philosophes dissèquent quelques-uns de ces êtres ; ils y trouvent un cœur, une cervelle. « Quoi ! disent-ils, l’auteur de ces machines, qui ne fait rien en vain, leur aurait-il donné tous les organes du sentiment afin qu’ils n’eussent point de sentiment ? Il serait absurde de le penser. Il y a certainement en eux quelque chose que nous appelons aussi âme, faute de mieux, quelque chose qui éprouve des sensations, et qui a une certaine mesure d’idées. Mais ce principe, quel est-il ? est-ce quelque chose d’absolument différent de la matière ? Est-ce un esprit pur ? est-ce un être mitoyen entre la matière, que nous ne connaissons guère, et l’esprit pur, que nous ne connais-

  1. Cette section a été formée, par les éditeurs de Kehl, de ce qui faisait en 1751 les chapitres xx et xxi, et en 1750 les chapitres xxvii et xxviii des Mélanges de littérature et de philosophie. (B.)