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ÂME.

vraisemblance de mon opinion probable, j’examine mon chien et mon enfant pendant leur veille et leur sommeil. Je les fais saigner l’un et l’autre outre mesure ; alors leurs idées semblent s’écouler avec le sang. Dans cet état je les appelle, ils ne me répondent plus ; et si je leur tire encore quelques palettes, mes deux machines, qui avaient auparavant des idées en très grand nombre et des passions de toute espèce, n’ont plus aucun sentiment. J’examine ensuite mes deux animaux pendant qu’ils dorment : je m’aperçois que le chien, après avoir trop mangé, a des rêves ; il chasse, il crie après la proie. Mon jeune homme, étant dans le même état, parle à sa maîtresse, et fait l’amour en songe. Si l’un et l’autre ont mangé modérément, ni l’un ni l’autre ne rêve ; enfin je vois que leur faculté de sentir, d’apercevoir, d’exprimer leurs idées, s’est développée en eux petit à petit, et s’affaiblit aussi par degrés. J’aperçois en eux plus de rapports cent fois que je n’en trouve entre tel homme d’esprit et tel homme absolument imbécile. Quelle est donc l’opinion que j’aurai de leur nature ? Celle que tous les peuples ont imaginée d’abord avant que la politique égyptienne imaginât la spiritualité, l’immortalité de l’âme. Je soupçonnerai même, avec bien de l’apparence, qu’Archimède et une taupe sont de la même espèce, quoique d’un genre différent ; de même qu’un chêne et un grain de moutarde sont formés par les mêmes principes, quoique l’un soit un grand arbre, et l’autre une petite plante. Je penserai que Dieu a donné des portions d’intelligence à des portions de matière organisée pour penser ; je croirai que la matière a des sensations à proportion de la finesse de ses sens ; que ce sont eux qui les proportionnent à la mesure de nos idées ; je croirai que l’huître à l’écaille a moins de sensations et de sens, parce que ayant l’âme attachée à son écaille, cinq sens lui seraient inutiles. Il y a beaucoup d’animaux qui n’ont que deux sens, nous en avons cinq, ce qui est bien peu de chose. Il est à croire qu’il est dans d’autres mondes d’autres animaux qui jouissent de vingt ou trente sens, et que d’autres espèces encore plus parfaites ont des sens à l’infini.

Il me paraît que voilà la manière la plus naturelle d’en raisonner, c’est-à-dire de deviner et de soupçonner. Certainement, il s’est passé bien du temps avant que les hommes aient été assez ingénieux pour imaginer un être inconnu qui est nous, qui fait tout en nous, qui n’est pas tout à fait nous, et qui vit après nous. Aussi n’est-on venu que par degrés à concevoir une idée si hardie. D’abord ce mot âme a signifié la vie, et a été commun pour nous et pour les autres animaux ; ensuite notre orgueil nous a fait une